Alexandre Sirand (1799-1871), l’érudit bressan infatigable

Passionné de tout, Alexandre Sirand s’est éteint voici 150 ans, le 7 septembre 1871. Il s’est intéressé à de nombreux sujets et il a publié plusieurs ouvrages, souvent cités dans les bibliographies. Les Chroniques de Bresse lui ont rendu hommage à l’occasion de la ʺFête de la scienceʺ d’octobre 2021.

Alexandre Sirand est originaire d’une famille bugiste, de longue lignée. Son premier ancêtre identifié, Hugues, vigneron, vivait en 1650 au Tiret, hameau d’Ambérieu en Bugey. Anthelme, petit-fils d’Hugues, châtelain de Saint-Maurice-de-Rémens, a un fils Antoine (1740-1810), avocat puis notaire. Cet homme est apprécié de ses contemporains pour sa droiture. A la cinquième génération Louis (1772-1840) s’engage dans une carrière administrative, il est préfet de l’Ain en 1814, puis député (1815-1817). Il a huit enfants dont Jean Marie Antoine Alexandre né à Bourg le 24 avril 1799 (5 Floréal de l’an VII) ; il est de la sixième génération. Issu de cette famille de juristes, entouré d’instruction, il est le personnage passionné d’une longue période de recherches, de fouilles, de comparaisons, d’études. Sur le terrain, il note, dessine, mesure, et rend visible tout ce qu’il observe.

PREMIÈRE PARTIE : LE PASSÉ VU PAR ALEXANDRE SIRAND

Courses archéologiques et historiques

Grâce aux ouvrages des Courses archéologiques et historiques dans le département de l’Ain, Alexandre Sirand met en évidence le passage des Gaulois, des Romains, des peuples voisins, l’évolution des individus et des mœurs. Il raconte nos ancêtres, leur mode de vie et leurs coutumes. Son texte où le latin indique ses précisions, permet au lecteur une découverte juste et plaisante, mais il déplore en 1847 : « Chaque jour le temps et la main de l’homme nous enlèvent de précieux monuments qui disparaissent inaperçus. Je me suis efforcé d’en prendre note et de recueillir ce que j’ai pu rencontrer. »
Observateur de son temps, chercheur perspicace, bienveillant, Alexandre Sirand laisse des écrits où ses connaissances, peut-être non reprises ou non confirmées par la suite, nous montrent son intérêt noble pour des objets : médailles antiques, monnaies, bagues, chevalières, colliers, pierres gravées, poteries, datant des époques gauloise, romaine et gallo-romaine. Il s’intéresse aux fouilles dans le département et aux bâtiments (églises, maisons, bornes, châteaux). Sa connaissance du latin l’entraîne à revoir des interprétations, à proposer une autre traduction ; il échange avec les antiquaires [1] avec références et contradiction !
En homme bienveillant, il rencontre ses contemporains de tous âges et consigne ses remarques. Ethnologue, il lie par l’étude les pratiques des populations lointaines aux actuelles, observe les pratiques quotidiennes.
Dans ses ouvrages il cite volontiers ses collègues, esprits lettrés de l’époque et leur attribue volontiers les qualificatifs : « auteur plein de sagacité », ou encore « esprit droit et investigateur ».

Troisième volume publié, en 1850, par Alexandre Sirand (format 160 mm x 250 mm), regroupant les onzième et douzième Courses archéologiques. Don de M. Henri Savidan.

Extraits, analyses et commentaires

Ses ouvrages sont denses. S’il est un ʺpuits de scienceʺ, lui s’en garde et, en 1854, écrit dans son avant-propos : « C’est la première fois que des gravures représentant des objets antiques (…) du département de l’Ain, paraissent avec leur texte. Faites sur place, (…) elles sont exactes et c’est l’important. J’y ai tenu la main avec un soin minutieux ». Heureux d’avoir pu terminer ces ouvrages, il exprime sa gratitude à ses nombreux amis et à ses « complaisants concitoyens, (…) complices de l’achèvement ». Pourtant il se met en retrait : « J’ai voulu, en accordant ce que l’on doit de déférence au savoir des érudits, maintenir ma diction à un certain degré de langage archéologique ; mais je me suis efforcé d’être compris par le plus grand nombre ».
Selon lui, longtemps avant César, les Gaulois s’adonnaient à l’agriculture, ils savaient rendre la terre féconde. Traversé par de multiples invasions, dévasté ou conquis, le sol bressan a vu les Romains, les Sarrazins, les Burgondes et les Bourguignons. Ensuite, la domination de la Savoie a contribué, à son tour, à modifier les usages et les mœurs, surtout dans les villes ; les villages étant moins exposés au séjour des arrivants, gardent ainsi leurs habitudes, tout en adoptant peu à peu ce qui parait utile et bon. Les gens de passage s’installent, s’imprègnent de l’influence des peuples antiques romains et gaulois.
Sur un ton cocasse, il se demande si le gui poussait sur les branches des chênes d’autrefois ? « Je n’en ai jamais vu un atome, de nos jours, dans nos immenses forêts ! ». On le trouve abondant sur les vieux pommiers, poiriers, tilleuls peupliers, pourtant à sa connaissance beaucoup de chênes sont dans le voisinage d’arbres à fruits chargés de gui… Le gui ne parasite pas les chênes. Il conclue avec humour : « les prêtres gaulois transportaient-ils, pendant la nuit, la veille d’une cérémonie, un bouquet de gui sur un chêne quelconque et, le lendemain, en grande pompe, découvraient la plante miraculeuse, la cueillant avec recueillement [2]. » Et les Gaulois d’être émerveillés !

Cérémonial de la cueillette du gui. Illustration contemporaine d’Alexandre Sirand.

Observations sur des fouilles

La brique est le premier objet que l’homme a pétri pour construire un abri. L’argile façonnée, moulée, séchée au soleil, et plus tard par le feu, sert à bâtir des cabanes, des murailles, des aqueducs, des édifices. Il relève que le manoir de la Garde à Vonnas, « tout construit en pisé (…) repose sur des fondations en briques », et que le château du Saix, près de Bourg, est « tout construit en briques savoyardes, confectionnées sur place [3] ».
Aux XVe et XVIe siècles, les carrelages étaient faits de briques plates et carrées. La brique émaillée est-elle une imitation de la mosaïque romaine ? Elle a été utilisée pour paver les édifices religieux, les châteaux de riches seigneurs, et appartements somptueux. Depuis quand ? Peut-être le XIIe siècle.

Briques émaillées, dessinées par Alexandre Sirand (1850).
« Ces briques sont celles de l’église de Brou, les seules de notre contrée. »
Des carrons savoyards.

Un édifice religieux, l’église de Saint-Étienne-du-Bois

Ce bâtiment démoli au moment de la Révolution se trouvait au milieu du cimetière, il a été reconstruit en 1846, sur les plans de l’architecte Debelay. Alexandre Sirand rapporte « qu’elle reposait sur d’énormes fondations contenant des excavations qui ont dû servir au culte païen, remonteraient-elles à l’ère gauloise ? Une hache en silex, emblème du culte gaulois, a été trouvée (…) dans les fondations ».
Cette église a obtenu la faveur d’une bulle pieuse du Pape Clément XIII [4] attachée à la fête de Saint-Étienne-du-Bois. Par cette bulle, le pape ne veut pas que l’indulgence qu’il accorde soit le prix de l’or ; il veille à ce que personne n’abuse de sa bulle en percevant un don quelconque. Ainsi la religion s’élève et grandit dans l’esprit des peuples. Il y avait eu le commerce des indulgences [5]. Par exemple, en 1476, Sixte IV décrète que les indulgences peuvent s’acheter pour réduire le temps de purgatoire. Cet abus est dénoncé.
À Saint-Étienne-du Bois, donc, les indulgences sont accordées à ceux qui la visiteront le jour de la fête de son patron. Rien de plus !

Le centre de Saint-Étienne-du-Bois en 1824.
À partir de 1816, Saint-Étienne s’interroge sur l’opportunité de réparer l’église trop vétuste qui sera finalement fermée au culte en avril 1830. La nouvelle église est achevée en juillet 1837.
Le tympan de l’église de Vandeins, aujourd’hui restauré et abrité : « ce beau morceau gothique qui décore la porte d’entrée de l’église », selon Alexandre Sirand.

Vile pecus [6]

Alexandre Sirand évoque les temps féodaux. Un homme libre peut se déplacer, mais avec leur justice, haute, basse et moyenne, leurs redevances, leurs droits nombreux, tous les seigneurs asservissent les manants, les terres et les biens. Si un homme change de domicile, à leur insu, il devient coupable « de s’être volé au préjudice du seigneur [et celui-ci] a toujours son droit sur le fugitif ». Les propriétaires des châteaux, parfois simples seigneurs, ont des droits sur tout habitant, par héritage. Les hommes, qui lui sont échus par partage, succession ou donation, sont « sa chose ». Ainsi, le « vile pecus inféodé de temps immémorial n’a jamais d’observation à faire ! » Temps rude pour des paysans sans droits !
Alexandre Sirand relève, dans un exemple, que dans une circonférence de trois lieues (environ 14,5 km) de diamètre, il y aurait eu autrefois, au moins treize châteaux anciens : à Saint-Cyr, Bâgé, Loriol, Cornaton, Chaveyriat, Montfalcon, Chandée, Chânes, Béoz, Longes, Coursant, Pont-de-Veyle, et Epeyssoles. Après les tourments politiques, il ne reste que le souvenir de ces manoirs. Les terres sont divisées entre un grand nombre de petits propriétaires, devenus citoyens libres.

DEUXIÈME PARTIE : REGARD SUR SES CONTEMPORAINS

L’agriculture, au milieu du XIXe siècle

Alexandre Sirand note que le nom de Bresse, n’aurait commencé à être connu qu’en 1033. Aymoin, qui vivait en l’an 1000 est le plus ancien auteur où on le trouve. Après la moisson, « autour d’une aire bien dressée et polie à la pelle courbe, se voient six à huit meules énormes en cône très pointu. Les gerbes achèvent de mûrir et bravent la pluie. Par un soleil ardent, on les étend sur l’aire (appelée chuaire) et huit à douze batteurs en accord (…) font tomber le grain des épis [7]. »
Ces meules à la forme particulière rappellent les coutumes celtiques, on n’en voit qu’en Bresse. La moisson terminée, des chants et des cris de réjouissance se font entendre. On boit, on « huche », on chante, on cloue une couronne de fleurs champêtre au-devant de la ferme ou de la maison du maître. Souvent on tire des coups de fusil ou de pistolet : le bruit est fait pour écarter les renards mais, précise Alexandre Sirand, l’usage de faire du bruit ou de pousser des cris qui avertissent le voisinage, remonte bien avant l’invention de la poudre. Les huchements sont une mode gauloise, pour annoncer un fait accompli, un événement, un mariage ou pour « la revole des moissons [8] ».

Selon Alexandre Sirand, cette "meille" de gerbes de blé serait de tradition et d’origine gauloises.
Ferme en Bresse - Un débit de vins, un tableau d’Aimé Perret (vers 1880. Hauteur : 44 cm ; largeur : 53 cm).
Une noce bressane, par Buisson (1857 ; h : 67,5 cm ; l : 103,5 cm). Toute fête s’accompagne de "huchements", des cris particuliers que pousse l’homme au second plan.

Les costumes

Sur les vêtements des campagnes, il note des usages celtiques. Les robes des femmes ont des figures tracées à l’aide de rubans, de dentelles ou de galon sur les coutures du corsage et sur les manches toujours collantes, courtes, étroites et ne dépassant jamais les coudes. Les chapeaux des Bressanes ont une forme exceptionnelle. Ornés de longues et riches dentelles qui flottent autour d’un large plateau de feutre noir, surmonté d’un très petit dôme [9], garni de dentelles. Ce dôme était très bas il y a vingt ans (1828), on l’a élevé beaucoup plus. Il est entouré par un cordon ʺd’orʺ noué autour et dont les deux bouts, ramenés du même côté, se balancent à l’envi.
Les cheveux des femmes sont divisés sur le sommet par une ligne médiane, liés par derrière et relevés par un petit bonnet très ras qui laisse voir la moitié de l’occiput. Les cheveux sont collants. Cette coiffure maintient les cheveux contre les vents. Elle rappelle la mode gallo-romaine, la « ligne est tout à fait antique » on la retrouve sur les statues ou sur les portraits gallo-romains qui nous ont été transmis [10].
Un mot sur les bonnets des enfants. En forme de calotte, fait de trois pièces, recouvrant toute la tête et les oreilles, il est remarquable par les dessins et galons qui le décorent. Chaque commune a un genre qui lui est propre ; une façon de se singulariser. En Bresse comme dans le Bugey, il y a des communes où les habitants ne s’allient qu’entre eux. « Il y a peu de temps encore », précise Alexandre Sirand, en 1847.
La lounge (prononcer louze), qui est un chapeau de paille, tressé, par les bergers, avec des tiges de blé fines et droites, disparaît. « Le chapeau rond en feutre noir, le bonnet noir, et la casquette de toute forme et couleur, la blouse, bleue, de coton mince et courte sont les costumes actuels. » Alexandre Sirand, regarde ses contemporains et note : « chaque village a plusieurs cabarets, et un ou deux billards. (…) On y sert de la bière et tout ce que l’on trouve dans les cafés des villes. » « Les mœurs s’altèrent. Encore un siècle ou deux, et le Bressan, cet enfant perdu de la Gaule, sera entièrement méconnaissable ! », écrit-il [11].

Les coiffes bressanes, vues par un peintre, quelques années après le décès d’Alexandre Sirand.

Le patois

Parcourant les contrées du département, Alexandre Sirand rencontre les campagnards qui parlent encore les patois de Bresse ou du Bugey qu’il compare. Il évoque déjà les vieux mots bressans du XVIe siècle [12] et il écrit une étude, Nos patois bressan et bugiste, que le Journal de l’Ain publie du 11 novembre au 6 décembre 1926.
« Il se meurt, notre patois local ; la mode et le progrès envahissent tout. Chaque jour, ils sapent, dans leurs profondes racines, nos vieilles habitudes et nos usages invétérés. Tout se transforme et se civilise peu à peu, et si quelques réformes s’implantent dans notre régime social, il est beaucoup de bonnes choses qui nous fuient à jamais. (...) Au contact des villes, aux mille incidents apportés sur place par les chemins de fer [13], à ce mélange incessant du langage et des hommes de tous les pays, l’idiome local perd son autonomie et son charme natal ; il se "francise", et peu à peu disparaîtra. »
Il note aussi : « chose singulière, le Bressan est signalé comme un homme lent et lourd, et sa langue se parle vite ! (...) Les airs bressans sont légers et gracieux ; peu variés en intonations et en "fioritures", mais vifs et gais, ceux de la danse surtout. Déjà, le violon et la clarinette ont remplacé l’humble musette et la viole nasillarde. »

L’étude des patois est suivie d’un conte, Misère et pauvreté sont toujours de ce monde, en dialecte de Montrevel.

Bourg, d’hier à l’aujourd’hui d’Alexandre Sirand

« La halle était sans difficulté la plus belle qui soit dans le royaume » ainsi commence sa description des halles couvertes, en 1650, de « longues et larges allées », où étaient les bancs et boutiques des marchands et autres artisans, et sous cette halle « une chaire à prêcher, car l’église paroissiale n’était pas assez grande ».
A cause de l’état de malpropreté de Bourg, il nous signale le règlement imprimé en 1692, et la création des tombereaux [14], pour jeter les ordures gardées dans les bennes, paniers, que les habitants devaient y porter. Il est proscrit d’élever et nourrir les porcs ainsi que « pourceaux, truyes, oisons et lapins » ; cela contraste avec les pots de fleurs mis aux fenêtres des maisons. Ces « jardins aériens arrosés sans mesure, inondaient les passants, quand ils ne tombaient pas avec fracas sur le dos des citadins ». Pour le bien-être de la ville, les syndics interdirent cette pratique !
Alexandre Sirand nous conte un épisode de sa vie à Bourg, au centre-ville. « On gravissait avec peine un escalier en bois massif à pente raide, après avoir franchi les vingt-cinq degrés, on arrivait dans un vestibule sans jour, à peine éclairé lorsqu’on ouvrait la porte du lavoir en face ou celle de la cuisine. Une pièce d’honneur, briquetée et vraie glacière en hiver, inhabitée d’ordinaire, s’ouvrait rarement sauf les jours de galas, pour les réunions de famille. Les pans de murs étaient minces, les fenêtres courtes et à châssis vitrés en petits verres carrés. C’est là que vivait ma bisaïeule. C’est là que cette respectable ascendante, passait l’hiver au coin du feu de sa cuisine, pièce favorisée (…). Là, quatre fois la semaine, le pot-au-feu boutonnait (bouillonnait) lentement dans un classique vase en terre ; on dînait en face. (…) Après le souper de huit heures, on devisait jusqu’à dix. En cet instant, le couvre-feu obligé retentissait dans la ville. Alors le foyer étant rejoint et couvert, le chat s’y installait, et ma double-grand-mère faisant trois pas, se trouvait aux côtés d’un lit moelleux, que le feu de la journée avait doucement réchauffé. Heureux âge ! ».
Le « logis savoyard de sa bisaïeule, était d’un aspect repoussant et triste ». Il a été démoli pour agrandir la place publique. Un règlement des syndics de la ville a permis une grande amélioration hygiénique, à partir de 1750. En outre, Bourg se voue à Saint-Nicolas-de-Tolentin dont les petits pains, de grande renommée, sont distribués abondamment. « J’en ai mangé dans mon enfance. Ils étaient secs, faits de farine pure, sans sel, fades et austères comme un objet de mortification pieuse. (…) les pains se donnent encore, en petit nombre [15] », écrit-il en 1850.

Avec la réalisation de la Percée en 1895, Bourg a perdu une grande partie de son aspect médiéval.

Histoire d’une râpe à tabac

Le tabac introduit en Europe en 1560 se vendait en petite carotte. Le priseur portait dans sa poche un objet allongé, très plat, en buis ou en ivoire, avec sur le dos arrondi des motifs allégoriques ou de fantaisie. Du côté plat, l’intérieur se couvrait d’une petite feuille en fer mince, percée de trous à râpe ; on frottait la carotte « chaque fois que l’appétit nasal avait besoin d’une prise (...) ou qu’on voulait se montrer pourvu d’une nouveauté ». Cet objet, meuble, dit-il, était une tabatière ! La poudre glissait au fond de la boîte allongée, en soulevant la râpe, le priseur saisissait le tabac en l’amenant dans un coin.
Observateur de son temps Alexandre Sirand, nous livre son point de vue sur ce « narcotique dont l’usage immodéré pris sous toutes ses formes contribue à l’affaiblissement du cerveau (...) ; cet usage qui réjouit les priseurs et enrichit l’État » . On l’appelait l’herbe à la reyne, parce qu’on l’offrit d’abord à Catherine de Médicis ; le nom de tabac vient de Tabago, lieu où les Espagnols le connurent d’abord [16].

Deux râpes à tabac, dessinées par Alexandre Sirand. Au centre, une hâche en bronze et, en bas, sceau mérovingien.

TROISIÈME PARTIE : AU PAYS DE LA VOLAILLE

Parlons volailles, volailles de Bresse

Après 1852, Alexandre Sirand nous présente un relevé sur les volailles élevées dans l’Ain : poulardes et chapons, de Bresse principalement, canards gras, oies, et dindons. Son élan de gourmand/gourmet, nous donne des conseils de cuisine ainsi qu’une recette de sauce !
La vente commence en novembre et court jusqu’à la mi-mars. Il se vend sur le marché de Bourg quatre mille kilogrammes de poulardes par mois, les petites volailles n’étant pas comptées. Tous les mercredis, il y a profusion mais, pour un envoi ou un cadeau, il faut choisir les mardis et samedis, entre 4 et 5 heures, « si l’on veut du beau et de faire emplète à huis-clos ». Si le temps est doux, le prix baisse, s’il gèle, alors il augmente. Mais personne ne craint les prix élevés. Ainsi, bien payés, les cultivateurs assureront une part du fermage. « Pour 6 francs, on a une poularde très fine ; pour 7 à 8 francs, un chapon. (…) J’ai vu, en 1849, une paire de volaille mâle et femelle, de trois à quatre kilogrammes, c’est extraordinaire d’atteindre ce poids-là ». L’introduction de poules russes, de nature plus forte, permet d’obtenir de beaux chapons. Le 4 février 1852, il s’est vendu deux chapons pour 50 francs, ils pesaient 9 livres ½ chacun ! Ces chapons gras, remarquables, provenaient de Bény.
Les volailles ne présentent aucune égratignure, elles sont plumées encore chaudes, emmaillotées dans des langes façonnés exprès. Dans certains endroits, on les trempe dans le lait. Leur forme est allongée, gaufrée par le linge. Le poète Gabriel de Moyria (1771-1838) l’a chantée :
Dans son linceul, grasse, fraîche et blanchette,
Dès le matin, au marché s’étalant,
La voyez-vous, du gourmand qui la guette,
Allumer l’œil et le désir mordant ?
Elle paraît, sa victoire est complète ;
L’oiseau du Phase a perdu son pouvoir ;
Le chapon même, obligé de déchoir,
Cède le pas à la tendre poulette [17].
En comparaison, les volailles du marché de Mâcon, ont une tournure très commune « leur corps a une forme carrée, les pattes et les ailes sont flottantes ». Cependant ces volailles demi-fines ont un goût délicat, sont d’une excellente qualité mais avec « plus d’apparence si elles eussent été emmaillotées ». Toute notre Bresse ne montre pas le même empressement pour donner une tournure aux volailles plumées.
Il se vend à Bourg des poulets et volailles vivantes et aux alentours, à Saint-Trivier-de-Courtes, Saint-Julien-sur-Reyssouze, Vonnas, Châtillon-les-Dombes, ainsi que du beurre et des œufs. Les poulardes s’acheminent sur Paris en cadeaux de luxe et, en outre, un commerce est établi avec des pourvoyeurs sur Lyon et la Suisse.

De beaux coqs bressans du Centre de sélection de Béchanne à Saint-Étienne-du-Bois. Photographie non datée.
Une cour de ferme, à Bény, avec des poulets de Bresse de races blanche et grise, et une mue (x), une cage qui enfermait la poule pour éviter ses divagations et retenir ainsi ses poussins autour d’elle.

Élevage, conservation et dégustation

Il faut se donner de la peine et posséder « ce faire habile » qu’on trouve en Bresse, chez les femmes de la campagne. Avoir une couvée prise aux meilleures sources, lui donner une alimentation régulière, avoir l’air et le lieu, et la qualité du maïs qui « influe si fort sur l’engraissement », et soigner longuement ces volailles grasses.
On ne les tue que lorsqu’elles sont à jeun. Ainsi se conservent-elles longtemps pendant le froid. Mais si, par l’humidité, elles prennent un goût de « relent », on le remarque aux bouts des ailes et à la tête. Parfois une poularde est « passée », elle s’est desséchée à l’air. La graisse a une couleur jaune, la peau est altérée, surtout « l’as de pique » est rouge, ainsi que l’extrémité des ailerons. « Un procédé employé pour parer à tous ces inconvénients consiste à placer dans le bec de l’animal, dont on essuie bien l’intérieur, un grain de sel et un peu de poivre ; puis il faut , après avoir étendu les ailes et les cuisses, bien envelopper toute la bête dans un linge et la poser en un lieu sec et froid ; mieux, sur un marbre de cheminée sans feu, si l’on peut. Par une température au-dessus de zéro, on les conserve tant qu’on veut ». Puis, envelopper toute la bête dans un linge ouvert par un bout et la poser en un lieu sec et froid, par une température en-dessous de zéro.
Alexandre Sirand l’affirme : c’est rôtie qu’elle est préférable ! Une volaille chaude a tant de mérites ! Un grand défaut est de manger le rôti quand l’estomac est repu d’autres choses. « Il faut être à jeun (…) et percevoir tout ce que les flancs d’une poularde de Bresse recèlent de mystérieux attraits [18] ».

Le savoir-faire, pour la présentation des volailles mortes, est très ancien.

Canards gras, oies et dindons

L’engraissement des canards de Bresse est aussi complet que celui des poulardes. Aux canards, il faut de l’eau, de l’air, le sol et le bon maïs ! On les nourrit au cours de l’année avec de la pâtée de sarrasin moulu ou autre farine, des pommes de terre cuites et écrasées, de la salade hachée. Le canard a le gosier sec, il faut qu’il barbotte dès qu’il a avalé. A la mi-octobre, la fermière commence à le « pousser » : au bord de l’eau, elle lui donne du maïs en grains secs à satiété. Un mois suffit pour l’engraisser. Le canard a une démarche lourde et un défaut d’appétit. Ces volatiles sont plumés avec soin et pour les enjoliver et les conserver mieux, on leur laisse les plumes des ailes et une partie de celles du cou. On les pend par la tête, afin que la graisse descende dans le bas du corps. Leur graisse est plus jaune que celle des poulardes, et moins délicate, mais se conserve dix à quinze jours quand elle est cuite convenablement. Cette graisse se mange froide en tartine « c’est un régal parfait ». Il se vend peu de canards gras à Bourg, les meilleurs vont à Mâcon. La commune de Vonnas produit les canards les plus beaux et fins. Le canard se mange rôti ! assure Alexandre Sirand, son fumet s’exhale… Il lui faut une sauce ad hoc : « dans le plat où le canard a rôti, prendre le jus qui a coulé pendant la découpe, ajouter sel, poivre, moutarde en bonne dose, et un jus de citron, mélanger sur le réchaud, et déguster ».
Les oies s’élèvent, peu en Bresse, et plus en Dombes. Ces animaux sont lucratifs par leur duvet. Les oies de la Dombes se vendent à Lyon, celles des cantons de Bâgé et Pont-de-Veyle à Mâcon. On en voit peu à Bourg, pays de poulardes. Engraissées de la même façon que les chapons avec une pâte de farine d’orge ou de maïs, les oies grasses se tuent en décembre et janvier. On connaît ces pâtés de foies d’oies aux truffes et des terrines renommées grâce au développement énorme que prend ce viscère de l’oie, avec « une demi-douzaine de ces foies, [on fait] un très fort pâté rond ». Avec « nos foies de volailles, nous aurions un produit plus délicat mais il faudrait tuer trop de volailles à la fois. (…) Ce genre d’industrie ne s’établira pas chez nous. »
Un élevage tout local est à faire connaître, celui de la dinde. Il lui faut un pays sec, chaud et découvert. C’est près d’Ambérieu-en-Bugey qu’on élève les dindes par troupeaux. Lorsque les dindonneaux ont pris le « rouge » sur la crête et les membranes extérieures du cou, ils peuvent aller paître dans les champs. Avant cela, ils sont nourris dans les cours. Les mâles se vendent de 3 à 4 francs, les femelles jusqu’à 3 francs. Selon Alexandre Sirand, « la dinde n’est pas un manger très délicat [mais] en gelée, la dinde est fort bonne ».
Il conclut ses remarques : « on exporte beaucoup et au loin (…) ; les catégories de basse-cour sont une ressource pour la contrée, (…) et ses habitants prennent pour règle (…) d’en consommer sur place le plus possible ».

De la vigne et des abeilles

Durant de longues années, Alexandre Sirand s’intéresse à la culture de la vigne et effectue des essais de plantations tant dans ses terres de Bourg et Vonnas, où la famille est propriétaire du château d’Épeyssoles depuis 1806. Il publie divers ouvrages concernant les vignobles de Bresse, Revermont, Dombes ou Bugey. Pour lui, « la vigne paraît avoir été cultivée d’abord dans le Revermont et apportée de la Savoie par les princes de cette contrée qui possédaient également la Bresse et ses accessoires. La Savoie la tenait elle-même de l’Italie et du Piémont. (…) Naturellement, les bourgeois bressans étaient charmés d’introduire à Bourg leurs vins de propriétaires en plaine. »
Les vins produits ne sont pas toujours de qualité et « les cabarets de Bourg sont fournis du Revermont et l’artisan laborieux n’a pas d’autre boisson ; c’est sous le nom ironique de ʺbrioletʺ qu’il l’offre avec plaisir à ses amis. (…) Sucré, mousseux, très bon ʺbourruʺ, le ʺGravellesʺ est un petit vin agréable, mais il n’occupe, selon moi, que le quatrième rang parmi les mousseux du département et je place, avant lui, le ʺSeysselʺ [19] ».
Il montre le même intérêt pour les abeilles, écrit de nombreuses Lettres sur les abeilles et il déplore le peu de soin apporté à l’apiculture : « que de ruches informes, sans régularité, de tout calibre et de toute provenance, ont, ou découragé les abeilles par trop d’espace, ou livré passage aux ennemis de toute nature. (…) Que de populations mélipones sont mortes de froid pour n’avoir pas été garanties avant l’hiver ».
Mais, par diverses publications, depuis 1800, « l’apiculture marche lentement vers le progrès [même si] on lit peu en ville et pas du tout à la campagne. Le miel devenait rare, et le sucre, presque aussi bon marché, lui était préféré ». Alexandre Sirand dresse la bibliographie de l’apiculture, relate la marche vers le progrès et y contribue par le concours proposé par la Société Impériale d’Émulation de l’Ain en juillet 1862. Ce concours s’intéresse avant tout à la production ; « quant au goût du miel, doit-on en faire un cas si grand ? ».
Huit concurrents se présentent dont le maire du Plantay, l’adjoint de Manziat, deux instituteurs de Billiat et Anglefort et le curé de Versonnex qui « annonce se livrer à la culture des abeilles depuis quarante-huit ans ». Ces apiculteurs « gouvernent les abeilles d’après les méthodes nouvelles » et, pour la plupart, ils emploient « des ruches en paille avec capot », parfois avec des hausses, parfois en forme de cloche. Tous savent prendre les précautions pour leur faire traverser l’hiver sans trop d’encombre.

Une abeille butinant...
Une reine et sa cour.
Vignoble vers Jujurieux.
À Vonnas, le château d’Épeyssoles a appartenu à la famille Sirand, à partir de 1806.

Épilogue

Alexandre Sirand a écrit de multiples articles, s’intéressant à un aveugle de Vonnas, aux champignons, aux légumes nouveaux, à l’introduction du bétail suisse ou de vaches hollandaises en Bresse, ou encore à un piège à loirs mis au point par Édouard Baudouin, maire de Verjon et artiste-peintre amateur (que nous avons évoqué dans notre chronique d’août 2021). Il recense les curiosités archéologiques par canton et il établit une carte récapitulative en 1855.
N’oublions pas qu’il était d’abord juge au tribunal de Bourg… Il s’éteint le 7 septembre 1871 à Bourg.

Pour chaque village, Alexandre Sirand a répertorié les curiosités archéologiques.
La partie de la Bresse sur la carte établie en 1855. Les points indiquent des poypes qu’Alexandre Sirand date, par erreur, de l’époque gauloise.

À lire par ailleurs

Pour être mieux informé sur le passé le plus lointain de nos contrées, il est possible de lire le catalogue PRÉ PROTO GALLO MÉRO : HISTOIRE DE L’AIN EN ARCHÉO, de 144 pages, de l’exposition présentée au Musée de Brou du 27 juin au 13 décembre 1998, édité par le Musée de Brou en juin 1998. ■

Alexandre Sirand est cité, à plusieurs reprises, dans notre chronique :
Aux origines des "Glorieuses de Bresse", les premiers concours de volailles

Martine CIVIDIN

Octobre 2021

Avec la collaboration d’Anne Autissier, Magali Briat-Philippe, Claude Brichon, Jean Cornet, François Dauvergne, Myriam Desmaris, Véronique Girard, Séverine Grobon, Gyliane Millet, Jean-François Rebours, Alain Roux (†), Gérard Sirand, Fanny Venuti.
Rémi Riche : aide aux illustrations, charte graphique.
Archives départementales de l’Ain, Conservation départementale des musées de l’Ain, Médiathèque Élisabeth et Roger Vailland, Service du patrimoine culturel de l’Ain.

[1Nom donné, à son époque, aux archéologues.

[2Septième course archéologique. Gui s’orthographiait alors guy.

[3Onzième course archéologique.

[4Pape de juillet 1758 à février 1769.

[5L’abbaye de Montserrat (Espagne), citée par Alexandre Sirand, imprima, de 1498 à 1500, 200 000 indulgences.

[6Troupeau commun.

[7Septième course archéologique, pour les deux citations du paragraphe.

[8Revole : célébrer, par un repas, la fin des moissons ou des vendanges.

[9La hauteur du dôme est obtenue par un treillage de fil de laiton ou de fer.

[10Septième course archéologique.

[11Septième course archéologique.

[12Onzième course archéologique.

[13Le chemin de fer arrive dans l’Ain en mai 1856 ; ses écrits sont donc postérieurs.

[14Voiture de charge sur deux roues basculant à l’arrière pour être vidée.

[15Onzième course archéologique, pour les citations. Pour les pains de saint <nicolas, voir, dans les archives du site, la chronique La fête de Saint-Nicolas ou vogue de Brou.

[16Dixième course archéologique

[17La poularde de Bresse. L’oiseau du Phase est le faisan découvert par les Argonautes lorsqu’ils atteignirent la Colchide, territoire bordant la Mer Noire, à l’est.

[18De l’engraissement des volailles, par Alexandre Sirand.

[19Annuaire de l’Ain de 1850, pour les deux citations.

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