LE LEGS DE JOSEPH MARIE CARRIAT, EN 1875
Flûtiste amateur, Joseph Marie Carriat, décédé le 16 décembre 1875, aimait l’harmonie et la discrétion. Pourtant, de nombreuses fausses notes bruyantes ont accompagné la mise en œuvre de son généreux testament en faveur de la ville de Bourg-en-Bresse.
PREMIER ÉPISODE : UN HOMME GÉNÉREUX
Un homme ordinaire peu ordinaire
Lorsque Joseph Marie François Carriat décède dans une chambre meublée au 9 de la place Joubert, à Bourg-en-Bresse, on sait peu de chose sur cet homme discret. Le Journal de l’Ain, le mieux informé, écrit une courte biographie le 20 décembre 1875.
« M. Joseph Marie François Carriat était né en 1810, à Bourg. Son père, marchand-drapier, habitait rue Mercière (…). Au sortir de l’école, le jeune Carriat (…) apprit le métier de bijoutier et alla l’exercer à Lyon pendant quelques années. La mort de sa mère le mit en possession d’une cinquantaine de mille francs. De goûts modestes, aimant les arts et les voyages, il trouva les revenus de cette somme suffisants pour satisfaire à ses désirs. I1 visita l’Angleterre et l’Italie, passait les hivers à Nice et revenait habiter Lyon pendant la belle saison. C’est alors qu’il revenait aussi à Bourg où il avait conservé quelques relations. (...)
M. Carriat vint à Bourg il y a environ deux mois. Atteint d’une bronchite, il se fit conduire à l’hôpital. Il y resta une quinzaine de jours dans la plus complète solitude. Il se décida pourtant à faire connaître sa présence à M. Legrand, banquier, un de ses camarades d’enfance, dépositaire de son testament. Il manifesta le désir d’avoir une chambre garnie sur la place Joubert et s’y fit conduire. (...)
Jeudi matin, la propriétaire de la chambre qu’il occupait le trouva étendu sans vie à quelques pas de son lit. M. Carriat avait succombé à une attaque d’apoplexie. Averti de cette mort, M. Legrand fit remplir aussitôt les formalités légales. »
Le legs en faveur de la ville est rapidement connu car un communiqué municipal du 17 décembre « invite la population à donner à ce généreux concitoyen un témoignage de sympathique reconnaissance en assistant au convoi funèbre. » Les obsèques se déroulent le samedi 18 décembre, en présence de diverses personnalités, dont le maire conservateur, Louis Chicod.
Une fortune immense
Le bruit court que la fortune léguée s’élèverait à plus de 400 000 francs [1]. C’est bien sûr un événement pour la ville. Que dit le testament ?
« Je donne et lègue à la ville de Bourg (Ain), où je suis né, toute ma fortune, quelles qu’en soient la nature et la forme, pour servir à la création dans cette ville de diverses écoles publiques et gratuites d’arts et de connaissances utiles, en faveur de la jeunesse des deux sexes de cette localité, sous la dénomination : Institution Carriat.
Par suite de ce qui précède, il sera créé à Bourg : une école de musique vocale et instrumentale et un orphéon ; une école de mathématiques, géométrie élémentaire, tenue des livres, comptabilité, suivie de quelques notions commerciales ; une école de dessin comprenant les principales branches de cet art. (...)
En disposant ainsi de ma modeste fortune, je me propose surtout de venir en aide aux familles peu aisées et ne pouvant, pour cette raison, faire donner une éducation suffisante à leurs enfants. (…)
S’il me survenait un revers de fortune, le peu qui me resterait encore (…) serait distribué annuellement à quelques vieillards choisis parmi les plus nécessiteux de la commune de Bourg.
Fait et écrit par moi, à Lyon, le six janvier mil huit cent septante-quatre.
Signé : CARRIAT [2]. »
Son décès entraîne une enquête administrative notamment à Lyon où il vivait. Le commissaire spécial près de la préfecture du Rhône répond le 12 janvier 1876 : « Les renseignements recueillis établissent que le sieur Carriat Joseph Marie François, ouvrier bijoutier, ne possède à Lyon ni meubles ni immeubles. Cet homme a toujours logé en garni et poussait l’économie jusqu’à l’avarice. On le désignait sous le nom de Juif [3]. »
Il a parfois été écrit qu’il avait fréquenté le collège de Bourg mais nos recherches n’ont pas confirmé cette assertion.
Le conseil municipal fait rechercher d’éventuels héritiers. Des parents proches renoncent en déclarant « consentir purement et simplement à la délivrance du legs ». Deux autres se font connaître dont un chiffonnier ambulant, « dans un état complet d’indigence », résidant à Lyon et père de trois enfants. Héritier légitime comme parent du 6e degré dans la ligne maternelle, le conseil, par bienveillance et générosité, lui accorde 5 000 francs [4].
La ville a accepté le legs et le conseil municipal du 9 juillet 1876 accepte de régler les frais de mutation de 48 318,31 francs. Le 30 octobre 1876, il désigne une « commission pour l’étude de la question de création d’une institution d’arts et de sciences professionnels, conformément aux vœux de M. Carriat ». Le vote se fait à bulletins secrets et « le conseil décide que les neuf premiers membres qui ont obtenu le plus de suffrages composeront la commission ». Celle-ci étudie la possibilité de mettre en œuvre au plus tôt les volontés du testamentaire.
Une grande école professionnelle
Le 9 juin 1877, le conseiller Edmond Chevrier présente le rapport de cette commission. Elle est d’avis de renoncer à un cours provisoire, au réaménagement de l’ancienne préfecture ou à une tentative partielle mal étudiée. « L’Institution Carriat doit avoir une existence distincte de tout autre établissement. La commission propose donc de créer de toutes pièces un établissement comprenant les divers enseignements indiqués par M. Carriat ». Des entreprises analogues ont été visitées à Paris, Montargis et Orléans et des publications étudiées sur les écoles professionnelles de Grenoble, Mulhouse, Mont-de-Marsan ou Napoléon-Vendée.
La commission a choisi l’architecte bressan Abel Rochet, apprécié pour « l’exactitude de ses devis et la spécialité de ses connaissances pour les maisons d’école ». Un rapport est lu lors du conseil municipal du 9 juin 1877 : « M. Rochet, après avoir visité plusieurs écoles professionnelles, a présenté un avant-projet (…). Les dispositions du plan ont été calculées (...) pour le nombre et la grandeur des classes, pour la création d’une grande salle de réunion » pour les répétitions de l’orphéon (société chorale) ou pour la distribution de prix. La commission propose d’élever l’Institution Carriat sur le clos Pinard, pour achever la place Bernard.
Le souhait est de construire le bâtiment en le finançant par les ressources de la ville et les intérêts produits par le legs Carriat. Cela serait possible avec une programmation étalée des travaux : en 1877, plan, devis et études définitives ; en 1878, adjudication des travaux et établissement des fondations ; en 1879, achèvement du bâtiment ; en 1880, ouverture de l’Institution. À l’issue de la présentation, le conseil, à l’unanimité, autorise le maire « à demander à M. Rochet un plan et un devis définitifs [5]. ».
Un conseil municipal renouvelé
Le renouvellement général des conseils municipaux a lieu le 6 janvier 1878, par un scrutin de listes. À Bourg, le maire Vincent Triquet, rentier, en place depuis le 7 décembre 1876, établit la seule liste qui se présente. Issue de l’ancien conseil municipal, elle est composée de républicains.
Élu en septième position au nombre de voix obtenues, Vincent Triquet, confirmé par un décret ministériel, est installé dans ses fonctions de maire le 14 février 1878. Dans son allocution, il insiste sur l’homogénéité du conseil et conclut : « C’est avec la conviction d’une entente parfaite entre nous que nous allons nous mettre à l’œuvre et traiter plusieurs affaires importantes, dont la solution est impatiemment attendue par la population. ». Les principaux dossiers en cours sont l’octroi, les sources de Lent pour l’adduction des eaux et l’Institution Carriat.
Le projet est confirmé
Cette séance du 14 février 1878 est essentiellement consacrée à l’Institution Carriat. Le conseiller Eugène Chambaud, imprimeur, présente le rapport : « Le précédent conseil municipal a décidé la création d’une école professionnelle dans laquelle seraient enseignées, d’abord les matières indiquées dans le testament de notre généreux citoyen : la musique vocale et instrumentale, les mathématiques, la géométrie élémentaire, la tenue des livres, la comptabilité suivie de quelques notions commerciales, enfin, le dessin et les principales branches de cet art. »
« Ensuite, profitant de la faculté, laissée par le testateur (...), le conseil municipal a complété le programme de l’Institution Carriat en y ajoutant l’étude de l’histoire et de la géographie, la physique, la chimie, la littérature, puis un apprentissage sérieux pour la serrurerie, la menuiserie, la taille des pierres, le modelage pour les plâtriers, toutes professions se rattachant à l’industrie du bâtiment qui est la principale en notre ville. »
Eugène Chambaud poursuit : « Disons tout d’abord, les plans et devis dressés par M. Rochet, architecte, ont satisfait pleinement votre commission. Ils lui ont paru remplir toutes les conditions d’élégante simplicité, de décoration et d’aménagement exigées pour un établissement de la nature de celui que nous devons créer. Le bâtiment à construire pour l’école professionnelle Carriat sera établi sur l’emplacement du clos Pinard, à côté de la place Bernard. » (…)
« La délibération du 9 juin dernier fixait la subvention de la ville à 60 000 francs. Nous vous proposons de l’élever à 70 000 francs. (…) M. Rochet croit pouvoir nous garantir que la somme de 155 000 francs, qui comprend 6 535 francs pour cas imprévus, ne sera pas augmentée. ».
Des réserves sont émises
L’emplacement retenu suscite des remarques car la ville manque de dégagements, les abords du bâtiment seront encombrés les jours de marché et il serait préférable de construire ailleurs. Cet avis n’est pas partagé par la majorité et l’emplacement sur le clos Pinard est adopté.
Le conseiller Jean-Marie Verne affirme ne pas avoir eu assez de temps pour étudier les plans, présentés lors de cette réunion. D’autres pensent qu’il y a de l’eau dans le terrain à faible profondeur, que les défectuosités de l’école de filles du faubourg Saint-Nicolas [6], construite par M. Rochet, ne doivent pas être renouvelées dans l’Institution Carriat. En définitive, « en présence des scrupules de certains membres », le conseil décide de rassembler les commissions des écoles et des travaux publics pour étudier le dossier.
Les deux commissions se réunissent dès le 26 février 1878 pour questionner et entendre l’architecte Abel Rochet répondre aux doutes émis. Et dès le 1er mars 1878, « après une courte discussion, le conseil, à la majorité, approuve les plans et devis dressés par M. Rochet. » Le conseil confie la direction des travaux à M. Rochet.
DEUXIÈME ÉPISODE : UN SÉVÈRE RÉQUISITOIRE
Contre les plans et le devis
Le préfet réunit une commission d’architecture le 30 mars 1878, pour étudier le projet de l’Institution Carriat ». Les remarques sont particulièrement sévères envers M. Rochet. En voici quelques extraits [7], d’abord à propos des plans et devis.
« Rien n’indique que l’architecte se soit préoccupé de repérer d’une façon bien précise la couche solide du sol. (…) Dans tous les cas, des maçonneries de fondations pénétrant à peine de quarante centimètres et sans aucun empâtement dans cette couche aqueuse et plus ou moins solide paraissent inacceptables, surtout pour un édifice de cette importance. »
« Bien d’autres lacunes sont à signaler dans ce devis qui ne comporte aucune analyse des prix. Ainsi aucune dépense n’est indiquée ni pour l’établissement des trottoirs, ni pour l’assainissement des abords du bâtiment, ni pour l’écoulement des eaux pluviales rejetées par les tuyaux de descente. Il faut encore prévoir un supplément de dépense assez considérable. »
« La commission fait observer que tous les murs, toutes les charpentes paraissent trop faibles. (…) Le devis semble rédigé de façon à rendre l’étude aussi laborieuse que possible. Cependant, la commission arrive à se convaincre que la charpente n’a pas été suffisamment raisonnée. »
« De plus, des travaux d’une certaine importance ne sont pas estimés par l’architecte qui, dans certains cas, les laisse à la charge de l’entrepreneur. (...) Le montant général du devis est bien au-dessous de la dépense à faire pour élever cet édifice dans des conditions de durée et de solidité convenables. »
« L’architecte a complètement oublié d’assurer le chauffage et la ventilation des diverses parties de l’édifice. (…) De même, le plan indique des gradins d’amphithéâtre, fort mal conçus d’ailleurs, (…) mais le devis estimatif ne porte aucun chiffre. »
« Si on tient compte de toutes les dépenses supplémentaires que signale la commission, (…) il est permis d’affirmer (…) que les prévisions du devis seront dépassées de 80 000 au moins. »
Contre la conception même du bâtiment
La commission étudie ensuite les dispositions d’ensemble. « La commission remarque que l’édifice projeté se divise en deux parties essentielles. (…) Le pavillon central, la partie la plus importante du projet, ne contient que des vestibules et des engagements. (…) L’architecte aurait pu éviter de faire aboutir tous les escaliers à un centre unique de dégagement. »
« La commission, d’un avis unanime, fait observer combien sont disparates les divers éléments qui composent cet édifice. Le corps central a son style (…) ; tout concourt à lui donner, malgré le campanile qui le surmonte, l’allure calme d’une modeste maison bourgeoise. »
« Les ailes, au contraire, avec leur mode de construction mixte, brique et pierre de taille, leurs ouvertures énormes, leurs lambrequins en bois découpé, leur toit en tuiles, leurs mélanges de tons chauds et heurtés, viennent former, avec la partie centrale de la façade, un contraste étrange et tout à fait inattendu. (…) Cette disposition étrange, appelée certainement à produire le plus mauvais effet, est infiniment regrettable. »
« Les façades latérales produisent la même impression que la façade principale, celle de bâtiments disparates. »
« En résumé, la commission fait observer que ce projet n’a pas été assez sérieusement étudié. Elle émet l’avis qu’il doit être, non pas modifié, mais refait complètement sur un programme bien déterminé. (…) L’école doit être établie pour les deux sexes. Si l’auteur du projet s’est préoccupé de répondre à ce désir (…) la commission est d’avis qu’il n’a que très imparfaitement réussi à assurer la séparation rigoureuse des sexes. »
Les réponses de l’architecte, M. Rochet
Ce réquisitoire est présenté au conseil municipal du 6 mai 1878. L’architecte en a eu connaissance et il répond par une lettre au maire, datée du 8 mai 1878. Il réfute déjà les remarques concernant le sol, le manque d’épaisseur des murs, de solidité des planchers et de la charpente. Le corps central n’a pas que des vestibules et des dégagements car il renferme tout le service administratif, le logement du directeur, les cabinets des professeurs et des escaliers de service indépendants.
« L’on reproche à la construction projetée d’avoir l’allure calme d’une modeste maison bourgeoise. L’aspect général d’un édifice est une question de goût sur laquelle il est bien difficile de discuter. ». M. Rochet cite l’exemple de Montargis « où l’architecte a été Viollet-le-Duc (…) pour l’exécution d’un testament presque semblable ».
En conclusion, il affirme s’est conformé « aux instructions de l’administration municipale, en créant, non un édifice luxueux élevé à grands frais, mais bien un ensemble de bâtiments sans prétentions dont la seule décoration serait produite par les matériaux employés ; des bâtiments vastes bien aérés, bien éclairés, solidement édifiés [8].
Confiance maintenue à M. Rochet
L’Institution Carriat est à nouveau évoquée au conseil municipal du 6 août 1878, sans la présence du maire, excusé. Plusieurs rapports sont présentés, dont un courrier de l’architecte Viollet-le-Duc qui juge acceptables les plans et devis de M. Rochet. Le conseil municipal ne revient pas sur ses choix.
Le préfet adresse alors un nouveau courrier au maire, le 8 juin 1878. Les critiques ont été « atténuées dans une certaine mesure » mais la commission départementale renouvelle ses réserves. Le préfet suggère de « porter l’affaire devant le Conseil supérieur des bâtiments civils et de réclamer à cette assemblée un avis qui servirait de règle et couvrirait votre administration et la mienne de toute responsabilité. »
« Si le conseil municipal de Bourg persiste à demander, sans nouveau contrôle, l’exécution du projet présenté, je revêtirai ce projet de mon approbation, mais en faisant toutes réserves, (…) en laissant par suite à l’administration locale toute la responsabilité » de sa décision.
Un autre organisme s’est intéressé au projet, la Société des architectes. Son représentant, M. Bouteille, s’est, étonné, en mars 1878, que le projet de l’Institution Carriat n’ait pas été mis au concours. « Les monuments dont vous vous occupez marqueront votre passage dans les affaires publiques ; ils doivent dans l’avenir refléter la civilisation de notre époque [9] ».
Telle n’est pas la préoccupation des édiles de la ville et, après diverses observations, le 6 août 1878, « le conseil municipal demande à M. le préfet de vouloir bien approuver le projet de M. Rochet, architecte. » Ensuite, les travaux sont adjugés le 29 septembre 1878 à l’entreprise de MM. Jauffret Frères de Marseille qui a consenti un rabais de 8 %. Les deux autres soumissionnaires proposaient le coût estimé et une augmentation de 1 % [10].
Exécution des travaux
Le projet a-t-il été bien étudié ? Le conseil municipal du 7 février 1879 prend une délibération : « Les travaux de construction des bâtiments de l’Institution Carriat sont maintenant en pleine période d’exécution. On a été amené à reconnaître que le niveau des seuils des sous-sols devait être élevé d’un mètre pour donner à l’édifice un cachet plus monumental, comme aussi pour augmenter la hauteur des ateliers qui doivent y être établis. ». Le conseil vote le surcoût de 5 500 francs. L’exhaussement entraîne une modification du perron principal, votée en août 1880.
La réception provisoire de l’édifice est signée le 25 octobre 1880. Le mémoire des travaux exécutés n’est pas accepté par l’architecte et l’entreprise « introduit contre la ville de Bourg, une instance tendant à avoir paiement des sommes qui lui sont dues » en février 1881.
Un nouveau mémoire est établi le 10 octobre 1881 où le surcoût demandé est justifié par des fouilles plus profondes, des remblais supplémentaires, la consolidation des planchers du premier étage, la construction d’un mur de refend et parce que, pour les matériaux, « presque toutes les quantités prévues au devis ont été dépassées de plus d’un sixième ». Aussi l’entreprise demande-t-elle un supplément de 55 000 francs à la ville.
Cette réclamation va faire plusieurs allers-et-retours entre le conseil municipal, l’entreprise et la préfecture. La conclusion intervient lorsque le conseil municipal, du 30 avril 1884, accorde une indemnité de 5 000 francs à MM. Jauffret Frères « pour permettre à la municipalité de désintéresser les entrepreneurs à l’architecte afin de terminer cette affaire qui dure depuis si longtemps ». L’entreprise n’a pas fait valider les modifications apportées, auprès de l’architecte, au fur et à mesure des travaux.
À la date du 30 avril 1884, le coût de l’Institution Carriat s’élève à 174 462,57 francs [11]. Ce coût total représente 43 % du legs Carriat, estimé à 404 969,70 francs en février 1878. Si l’on tient compte que le salaire annuel d’un professeur est d’environ mille francs, la performance financière de l’ouvrier joaillier est extraordinaire.
TROISIÈME ÉPISODE : DU RIFIFI AU CONSEIL MUNICIPAL
Le maire interpellé
À la fin de février 1880, Le Nouvelliste, journal lyonnais diffusé à Bourg, publie le courrier d’un lecteur bressan : « Notre municipalité est à peu près dans la situation d’une poule qui aurait trouvé un couteau. Elle vient de construire un bâtiment important, destiné à une école qui prendra le nom d’institution Carriat, du nom de son fondateur, et à présent que tout est presque terminé, elle en est encore à se demander ce qu’elle mettra dedans, les cours qui y seront professés, les professeurs qui en seront chargés, l’administrateur qui sera chargé de la direction [12] ».
Cette insertion a-t-elle une suite lors du conseil municipal du 7 mai 1880 ? Eugène Chambaud interpelle le maire et demande la création d’une commission avec « non seulement une délégation du conseil municipal, mais des hommes spéciaux et compétents, des professeurs du lycée et quelques autres citoyens réputés pour leur savoir et l’intérêt qu’il portent au développement de l’instruction des classes populaires ; d’autre part, on ne saurait entourer de garanties trop grandes le choix d’un directeur qui sera comme la cheville ouvrière de cette école ».
« Malgré les légitimes réclamations réitérées à diverses reprises (…), M. le maire s’est obstinément refusé (…) à mettre à l’étude la question de l’organisation de l’Institution Carriat et le choix du directeur. »
« M. le maire répond qu’il a voulu, avant de réunir une commission, réunir des documents (…). Il s’est également occupé de trouver un directeur (…). Il proteste vivement contre le blâme que veut lui infliger la proposition présentée ». Eugène Chambaud reçoit un soutien et « le maire ajoute quelques nouvelles paroles de protestation puis quitte la salle des séances, laissant la présidence à M. Cocard, adjoint. ».
En cavalier seul !
Au cours de la réunion du lendemain, le maire revient sur cet incident et se plaint « de l’opposition et des taquineries dont il est l’objet depuis longtemps ». Il est résolu à se maintenir, « sans laisser le conseil municipal empiéter sur ses attributions ». À la demande exprimée par Eugène Chambaud, il oppose « le testament de M. Carriat [qui] charge le maire, et non le conseil municipal, de la création de l’école. Il refuse toute ingérence. »
« Un membre dit que la création de l’école est devenue une affaire municipale » par le choix de la construction, le terrain offert et le vote de subventions. Le conseil prend acte des décisions du maire et annonce qu’il portera la question devant la juridiction compétente.
La discussion s’égare en récriminations et M. Chambaud interpelle le maire sur un autre sujet, la déviation et la couverture du Cône, réalisées sans vote du conseil. Après des débats houleux, le conseil se lève et quitte la séance.
Lors de la réunion du 26 juin 1880, « le maire dit qu’il n’a jamais eu l’intention de repousser l’ingérence du conseil dans l’organisation de l’Institution Carriat. (…) Cependant, il maintient ses droits d’exécuter seul les volontés de M. Carriat pour la création de l’école. » Il ne modifiera pas la commission qu’il a créée.
En réaction, seize conseillers signent une protestation. En fin de réunion, le conseil « déclare que le maire n’a plus sa confiance (…) et reporte la discussion des autres sujets ». Deux jours plus tard, le 28 juin 1880, « le maire dit qu’il persiste dans sa décision » ; la réunion se poursuit dans la confusion et le conseil quitte à nouveau la séance.
Le maire remplacé
Comme ils l’avaient annoncé le 8 mai 1880, les opposants ont sollicité le préfet. Après de vaines interventions, ce dernier s’est résolu à contraindre Vincent Triquet à démissionner et à le remplacer par Jean-Marie Verne [13], marchand de grains. Présent lors de l’installation de la nouvelle municipalité le 22 octobre 1880, il justifie sa décision : « le remplacement de M. Triquet a été nécessité par le refus de tous les membres du conseil municipal d’accepter d’être adjoint avec lui ». L’assemblée ayant été auparavant complétée par des élections partielles du 10 octobre 1880, la composition des commissions est réactualisée. Celle qui se consacrera à l’organisation de l’École Carriat est présidée par M. Thermes, professeur d’histoire au lycée.
Le dossier évolue favorablement malgré l’instance déposée par l’entreprise de construction (voir ci-dessus). Un agent de police est nommé concierge en septembre, des cours de dessin y sont enseignés dès le mois de décembre 1880.
Un climat apaisé
À l’issue des élections municipales générales des 9 et 16 janvier 1881, le maire Jean-Marie Verne et les adjoints Jules Cocard et Jean Lacoste sont confirmés à leurs postes. La commission de l’Institution Carriat, complétée en mars 1881, se réunit le 4 avril 1881. Son rapport est présenté quatre jours plus tard : « l’organisation, de toutes pièces, d’une école professionnelle destinée à fonctionner régulièrement au 1er octobre a paru devoir présenter des difficultés insurmontables ». La commission propose donc une organisation présentant « aucune chance de non réussite ; l’essentiel étant de ne pas faire fausse route en se lançant dans l’inconnu [14]. » Un premier programme hebdomadaire est présenté le 29 avril 1881.
Un directeur, sollicité à Reims en juin 1881, n’accepte pas de venir à Bourg malgré le logement offert et un salaire annuel de 4 000 francs. L’équipement des salles de cours est voté le 23 septembre 1881. La liste des cours dispensés est annoncée le 15 octobre 1881 : dessin (en principe industriel), géométrie, arithmétique, comptabilité, mécanique, français et écriture, géographie industrielle et commerciale, modelage, musique, chimie ménagère, couture et coupe de vêtements, travaux manuels (menuiserie), allemand, anglais.
Le vœu est réalisé
Le conseil d’administration est nommé et l’inauguration a lieu le dimanche 8 janvier 1882, jour anniversaire de la naissance de Joseph Marie Carriat, comme une seconde naissance pour cet homme généreux. Un directeur n’a pas encore été nommé, ce sera Pierre Loup qui dirigera l’Institution.
L’avenir de l’Institution est prédit par M. Arlès-Dufour, président de la commission administrative de l’École de la Martinière de Lyon et vice-président de la commission administrative de l’Institution : « Aujourd’hui, une instruction plus élevée et plus large est nécessaire pour réussir, aussi bien dans les travaux agricoles que dans les entreprises industrielles. L’École Carriat est donc appelée à jouer un rôle important dans l’éducation des jeunes ouvriers de Bourg ; elle est digne de l’intérêt qu’on lui témoigne, car elle rendra certainement d’immenses services. »
L’album aux souvenirs
Président de l’Amicale des anciens de Carriat pendant de longues années, André Quézel symbolise au mieux l’Esprit Carriat. Il a collecté et préservé de nombreux documents. Grâce à sa contribution, nous vous présentons quelques photographies des premières années du XXe siècles.
Rémi Riche – Novembre 2020.
Avec des recherches de Claude Brichon et la collaboration d’André Abbiateci, Christian Brazier, Martine Cividin, Michèle Duflot, Gyliane Millet, André Quézel et Fanny Venuti.
Sources : Archives municipales de Bourg-en-Bresse, Archives départementales de l’Ain, Médiathèque É. & R. Vailland, Journal de l’Ain, Courrier de l’Ain.
En annexe, l’article paru dans les Chroniques de Bresse n° 2-2009, aujourd’hui épuisées.
Document à télécharger
- chroniques_de_bresse_no2-2009_-_histoire_de_l_ancien_carriat.pdf (pdf - 4.8 Mio)
[1] Environ 800 000 euros de 2020.
[2] Le texte complet est paru dans le Journal de l’Ain du 20 décembre 1875
[3] Mot cité dans le rapport. Archives municipales de Bourg. 4 m 27.
[4] Conseils municipaux des 11 février, 2 et 11 mars 1876
[5] Conseil municipal du 9 juin 1877. Archives municipales de Bourg-en-Bresse. 1D28.
[6] De l’eau dans les caves, un coût qui aurait pu être réduit.
[7] Le rapport, daté du 30 mars 1878, est inséré dans le registre des délibérations du conseil municipal du 6 mai 1878.
[8] Citations extraites de la lettre au maire du 8 mai 1878. Archives municipales de Bourg-en-Bresse. 1 M 123.
[9] Journal de l’Ain du 22 mars 1878.
[10] Archives municipales de Bourg-en-Bresse. 1 M 123.
[11] En ajoutant le perron, payé 3 091,49 francs. Conseil municipal du 19 septembre 1882
[12] Repris par le Journal de l’Aindu 27 février 1880.
[13] Décret ministériel du 18 octobre 1880.
[14] Le rapport est inséré dans le registre des délibérations du conseil municipal du 8 avril 1881.