Histoire des premières grèves à Bourg et dans l’Ain

Bourg et le département de l’Ain n’ont pas connu de grandes grèves mais divers mouvements localisés qui s’inscrivent dans la vaste histoire des revendications sociales. Quelques épisodes sont extraits des dossiers des Archives départementales ou de la presse locale.

Vers moins de rigueur

Sous la Révolution, la loi Le Chapelier du 14 avril 1791 interdit les anciennes corporations et « tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail » sont considérés comme délictueux. De fait, la grève, désignée comme « droit de coalition » est interdite. Des arrêts de travail surgissent néanmoins dans des centres industriels et les ouvriers trouvent alors un soutien grâce aux sociétés de secours mutuels qui, elles, sont tolérées.
Lorsque le Second Empire assouplit sa politique sociale, cette interdiction de coalition est abolie par la loi Ollivier du 25 mai 1864. Dès le 5 mai, le Journal de l’Ain écrivait : « l’ensemble du projet de la loi sur les coalitions a été adopté à la majorité de 222 suffrages contre 36. (...) La nouvelle loi n’admet une pénalité que dans les cas où il y aurait violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses pour provoquer ou prolonger la cessation du travail, la coalition. »
Les nouvelles dispositions constituent une avancée vers l’autorisation des syndicats, accordée par la loi Waldeck-Rousseau du 13 mars 1884. « Les syndicats ou associations professionnelles, même de plus de 20 personnes exerçant la même profession, des métiers similaires ou des professions connexes concourant à l’établissement de produits déterminés, pourront se constituer librement sans l’autorisation du gouvernement. »
À propos, quelle est la première grève dans l’Ain ?

Les moissonneurs de Villars-les-Dombes en 1835

Dans un département aussi rural que l’Ain, la première action collective et concertée de cessation de travail pour obtenir la satisfaction d’une revendication est peut-être à rechercher dans le monde agricole d’autrefois. De tels faits sont peut-être inscrits dans des rapports de gendarmerie ou rapportés par la presse locale.
Prétendre retrouver la première grève survenue dans l’Ain est illusoire. À défaut, celle du 10 juillet 1835 a été répertoriée. Selon la coutume estivale, de nombreux moissonneurs sont venus en Dombes, de différents points du département, notamment du Revermont. Nourris, ils reçoivent ordinairement une gerbe sur onze pour leur salaire. En cette année 1835, certains d’entre eux exigent le dixième.
Le conflit se situe surtout aux environs de Villars ; « Les propriétaires persistaient à se refuser aux exigences des ouvriers qui, de leur côté, réunis en grand nombre, se refusaient aussi à exécuter tous travaux, s’ils n’y mettaient obstacle. Quelques-uns d’entre eux s’apprêtaient déjà à parcourir le pays dans des dispositions de nature à donner quelques inquiétudes. L’autorité se hâta d’en informer le sous-préfet de Trévoux ; la gendarmerie de Chalamont, Montluel et des environs fut appelée ».
Tout rentre dans l’ordre grâce aux maires des communes mais des arrestations sont faites. Que serait-il advenu si les ouvriers avaient refusé de reprendre leurs travaux, s’interroge un chroniqueur ? Des soldats auraient-ils été employés, comme quelques années auparavant, pour vendanger dans les environs de Lyon ?
Cette « émeute rurale de Villars » passe devant le tribunal correctionnel de Trévoux dès le 22 juillet 1835. L’un des meneurs est condamné à quinze jours de prison, les sept autres à dix jours [1].

Première grève ouvrière en 1854

Dès le 5 septembre 1854, « environ 200 ouvriers piémontais, employés aux travaux du chemin de fer à Vanchy, commune de Lancrans, arrondissement de Gex, chargés du travail de nuit, se sont mis en grève et ont parcouru les divers chantiers pour empêcher leurs camarades de travailler et les forcer à se joindre à leur mouvement ». Le sous-préfet et le procureur impérial arrivent sur les lieux le lendemain et font comprendre aux ouvriers, qui ont pu être réunis, « combien leur action était coupable ; 13 des principaux meneurs sont arrêtés (...) et conduits à la prison de Fort-l’Écluse, d’où ils sont transférés à la Maison d’arrêt de Gex. 27 autres Piémontais, dont les passeports sont irréguliers sont aussi arrêtés et reconduits hors frontière.
Environ 300 ouvriers, la plupart piémontais, ayant appris notre arrivée, ont eu soin de se cacher pour se soustraire à l’action de la justice. Nous espérons qu’ils seront rentrés dans leur chantier aujourd’hui. Il n’y a eu du reste aucune menace, ni acte de violence envers les divers chefs de travaux.
Cette coalition aurait été organisée parce qu’à partir du 1er de ce mois, les ingénieurs, entrepreneurs et conducteurs des travaux ont voulu changer le système de journée de travail. C’est-à-dire, au lieu de faire travailler de 6 en 6 heures, ils voulaient exiger des ouvriers une journée de 8 heures et 16 heures de repos puis, le lendemain, 16 heures de travail et 8 heures de repos, et ainsi de suite alternativement.
Les ouvriers ne voudraient que 8 heures de travail par jour, dans les galeries et puits, et recevoir la même journée, puis être payés tous les cinq jours, au lieu de chaque mois.
Nous pensons que les entrepreneurs remédieront à ce genre de journée de travail et que les ouvriers reprendront leurs travaux
 ».
Cette copie au préfet du « rapport n° 249, adressé au ministre le 7 septembre 1854 » est le seul document conservé aux Archives départementales dans le dossier (référence 5R24) de cette première grève répertoriée.

Construction d’une ligne ferroviaire.

Les premiers syndicats ouvriers de l’Ain

Les syndicats ont été autorisés par une loi du 13 mars 1884. Quels sont les premiers à se créés dans l’Ain ? Quelques années plus tard, une liste est dressée pour un questionnaire administratif au 1er janvier 1891 [2] :
Bourg-en-Bresse :
Chambre syndicale des ouvriers typographes de Bourg, fondée le 1er août 1884 ; 22 adhérents.
Chambre syndicale des ouvriers sabotiers de Bourg, fondée le 1er février 1885 ; 34 adhérents.
Chambre syndicale des ouvriers des ouvriers menuisiers de Bourg, fondé le 1er mai 1885 ; 30 adhérents.
Chambre syndicale des ouvriers cordonniers de Bourg, fondée le 13 mai 1889 ; 10 adhérents.
Syndicat des ouvriers en métallurgie de Bourg, fondé le 27 septembre 1889 ; 21 adhérents.
Oyonnax :
Union des ouvriers en peignes, fondé le 10 juin 1889 ; 173 adhérents.
Saint-Genis-Pouilly :
Chambre syndicale des ouvriers diamantaires du Pays de Gex, fondée le 1er mai 1888 ; 96 adhérents.
Au cours de l’année 1891, s’ajoutent trois nouveaux syndicats : à Thoiry et Villebois (tailleurs de pierre et carriers) ; à Saint-Rambert-en-Bugey (tisseurs). La Chambre syndicale des tisseurs du Haut-Bugey, fondée le 15 novembre 1885 à Montréal, a déjà été dissoute.

Cordonniers à Bourg et tisseuses à Jujurieux

Plus tard, la presse locale locale annonce, pour le dimanche 11 avril 1880, une réunion privée de la « Chambre syndicale des ouvriers réunis de la ville de Bourg », à laquelle participe M. Tiersot, député. Les cordonniers ont invité leurs patrons car « ils voulaient leur demander une augmentation de salaire. Un seul patron, sur dix-neuf convoqués, a répondu à l’invitation. N’ayant pu obtenir ce qu’ils demandaient, les ouvriers se sont mis en grève [3] »
Cette grève semble ne pas être terminée au 2 mai, jour où leur « chambre syndicale » se réunit en assemblée générale privée pour un « projet d’association ouvrière et la création d’un atelier [4] ». Aucun journal ne donne la suite de ces initiatives.
Ensuite, diverses grèves, de courte durée, surviennent durant les dernières années du siècle ; d’abord en 1894 dans une fabrique de soie à Pugieu (canton de Virieu-le-Grand), une carderie à Nantua et une menuiserie à Tenay, puis, en mars 1897, dans le canton de Ceyzériat, « 164 ouvriers des carrières de Romanèche », la plupart italiens, obtiennent le paiement des arriérés de trois mois de salaire après une courte grève.

Une carrière à Villette dans le Revermont.

Une autre grève importante s’est déroulée l’année précédente, lorsque les ouvrières des tissages de soie de Jujurieux protestent contre la diminution possible de leur rémunération. La direction répond, que le nouveau procédé mis en place, « le "remondage" rend le travail plus facile et plus rapide, il permet donc à l’ouvrière de produire un plus grand nombre de mètres dans le même temps ». L’entrevue accordée à une délégation de huit ouvrières, le 8 juillet 1896, ne calme pas l’inquiétude et « 70 ouvrières de l’atelier n°2 se mettent en grève. Le lendemain, 50 ouvrières de l’atelier n°1 font cause commune avec les grévistes et mettent leurs efforts pour empêcher de travailler celles qui n’auraient pas encore quitté les métiers. Des coups furent échangés sans graves conséquences. La gendarmerie de Cerdon, prévenue par le maire, réussit à éviter de grands désordres. (...) La grève est alors à son moment le plus important. La Maison Bonnet fait connaître aux grévistes que celles qui ne reprendraient pas le travail d’elles-mêmes seront considérées comme démissionnaires et promesse est faite de rendre, par le remondage, le travail beaucoup plus facile.
Ne pouvant obtenir davantage et devant la menace d’être licenciées, les grévistes reprennent, le lendemain (10 juillet), leur travail. À la suite de ces faits, les ouvrières auraient l’intention de fonder un syndicat pour faire prévaloir leurs revendications, à l’avenir. (...) L’impression produite par ces événements n’est pas effacée ; dans les endroits publics, on en discute d’une façon plutôt favorable aux ouvrières [5]
 ».

Plusieurs actions en 1898

Le Syndicat typographique de Bourg propose une conférence le vendredi 12 août à la Salle Carriat. Environ 150 personnes s’y rassemblent et entendent un délégué fédéral, des Travailleurs du Livre, les encourager à former un syndicat « afin d’arriver à la création, à Bourg, d’une Bourse du travail et d’un conseil de prud’hommes ». En marge, une grève d’une journée frappe un imprimeur de Bourg qui ne veut pas payer ses dix employés au tarif de la corporation. Tout rentre dans l’ordre et le commissariat ne juge pas nécessaire d’envoyer un rapport au ministère.
Le jour de la conférence, le directeur du Courrier de l’Ain, Francisque Allombert, écrit un long éditorial en faveur des syndicats et évoque l’influence et la force qu’ont les trade unions en Angleterre. En France, où les syndicats sont encore jeunes, il écrit que, lors d’une grève générale, « la maison du patron reste la même avec son luxe et sa tranquillité (...) tandis que l’ouvrier trouve sa femme et ses enfants sans pain dans la mansarde sans feu ». En conclusion, il estime que « l’avenir de la Démocratie, c’est l’accord du capital et du travail [6] ».
La découverte d’affiches du Syndicat national des travailleurs des chemins de fer dans le quartier de la gare, le 23 juillet, a fait craindre un mouvement national qui n’est lancé, à partir du Réseau du Nord, que le 14 octobre. La grève est rapidement déjouée car la police a infiltré la direction syndicale mais le gouvernement a fait appel à l’Armée.
Le Courrier de l’Ain du 15 octobre 1898 écrit : « à Bourg, un piquet d’infanterie a été envoyé à la gare. Baïonnette au canon, un factionnaire arpente le quai. Un officier est là, en tenue de campagne et, faisant les cent pas, un adjudant, sabre au côté, révolver en bandoulière, regarde mélancoliquement les voyageurs qui arrivent, les voyageurs qui partent ». Tout est calme.
D’autres événements surviennent en cette année 1898. En mai, 60 des 150 ouvriers tisseurs de Montluel entament une grève pour protester contre le renvoi d’un Français, remplacé par un Suisse dans une entreprise dirigée par des Suisses.
Ailleurs, dans la vallée de l’Albarine, les usines de La Schappe travaillent les déchets de soie. Les fileuses de Saint-Rambert-en-Bugey cessent brièvement le travail en novembre 1898 pour des erreurs sur les payes. Quelques mois plus tard, une autre usine de Tenay, de 1 400 employés, connaît une grève, du 7 au 21 août 1899, à la suite de la suppression d’une prime mensuelle. Les revendications aboutissent en grande partie et le syndicat en sort renforcé. L’année suivante, dans une autre usine de Tenay, de 2 000 employés, le personnel non syndiqué s’oppose à une action de revendication, après le renvoi d’ouvriers, consécutif à une baisse d’activité.

De 1896 à 1901, la ville de Saint-Rambert-en-Bugey passe de 4 108 à 5 028 habitants.

En chantant La Carmagnole

À Challey, village qui domine la même vallée de l’Albarine, les 85 employés de la fabrique de toiles métalliques sont en grève le 13 mars 1900, au lendemain de la constitution d’un syndicat, pour une augmentation de salaire. Les patrons affirment ne pas pouvoir l’accorder à cause de la concurrence. Malgré l’intervention du sous-préfet de Belley, le conflit dégénère quelque peu avec des jets de pierres contre l’usine. Une brigade de gendarmerie à cheval est envoyée le 24 mars pour l’occuper. Le 29 mars, « une bande de grévistes », complétée par des soutiens extérieurs, parcourt le village en chantant La Carmagnole. La même agitation se renouvelle le 4 avril et trois gendarmes sont légèrement blessés. Une nouvelle médiation du sous-préfet, le 5 avril, permet un accord sur les salaires et le travail reprend le lundi suivant, 9 avril 1900.

L’usine Mulatier est située à 500 mètres du village de Chaley dont la population passe de 610 habitants en 1896 à 724 en 1906.

Quelques mois plus tard, plus au nord, à Nantua, les ouvriers tullistes, en grève pour une augmentation, chantent aussi La Carmagnole en défilant en ville. Le Juge de Paix tente une conciliation et le relèvement de salaire, proposé par le patron, serait accepté mais les dirigeants lyonnais du syndicat s’y opposent. Commencé le 30 octobre 1899, le conflit se prolonge jusqu’au 30 novembre. De nouveaux ouvriers sont engagés à l’ancien salaire. Ils sont moins nombreux à cause de la période de morte-saison, l’embauchage se fera progressivement « de façon à éliminer les meneurs ». Dans ce conflit, le syndicat lyonnais a promis un soutien financier mais le versement est peut-être moins élevé que promis. La section locale est considérée comme dissoute après ces événements [7].

Très tôt, les femmes ont intégré le monde du travail et des entreprises.

1905 : les sabotiers de Bourg mobilisent la France

Le 30 janvier 1904, le Syndicat des ouvriers sabotiers se réunit en soirée car trois ateliers ont imposé une diminution de salaire que les ouvriers ont découverte à la remise de la paie. Les ouvriers concernés se mettent en grève dès le lendemain et ils représentent la moitié des 80 hommes que compte la corporation dans la ville.
Des pourparlers s’engagent, le maire propose sa médiation mais les patrons campent sur leur position. Ils avancent que « la longue sécheresse de l’été 1904 a fait à l’industrie sabotière un tort considérable et l’hiver en cours, malgré sa rigueur, n’a pas encore pu épuiser les stocks emmagasinés ». Les ouvriers maintiennent leurs revendications et lancent un appel à la solidarité pour secourir les plus nécessiteux d’entre eux. À la demande du Juge de Paix, une première tentative de conciliation a lieu le 18 février mais les patrons ont déclaré « qu’ils n’acceptaient aucune discussion sur la question des salaires, que les ouvriers étaient des ivrognes et qu’ils maintenaient formellement leur diminution ».
Le conflit s’éternise et déborde largement les frontières du département. Des secours arrivent de l’Ain et des départements voisins mais aussi d’Albi, Nîmes, Paris, Rochefort, Tours, Lavelanet, Cassis, Narbonne, Cognac, Vallauris, Aurillac, La Rochelle ou encore de Lille.
Les corporations de la ville les soutiennent et les blanchisseuses prennent exemple sur eux pour pousser leurs revendications. Les réunions se suivent et deux cents manifestants défilent à Bourg le 5 mars. Le Courrier de l’Ain en rend compte presque chaque jour. En avril, des négociations aboutissent enfin à la satisfaction des ouvriers et le travail reprend le lundi 17 avril après 77 jours de grève [8].

Les huit heures du 1er mai 1906

Fondée en 1895, la Confédération Générale du Travail (CGT) décide de promouvoir la journée de travail de huit heures lors des manifestations du 1er mai 1906. C’est une avancée indéniable car, dans l’Ain, la plupart des usines font travailler, dix heures par jour, leurs ouvriers ou ouvrières, pendant six jours par semaine. Avant 1900, les filatures travaillaient onze heures par jours.
Avant ce 1er mai, le 10 mars 1906, survient la catastrophe de l’explosion d’une mine de charbon à Courrières (Pas-de-Calais) faisant officiellement 1 099 victimes. L’émotion est grande sur place, les grèves s’installent, les manifestations se succèdent les unes aux autres pendant plusieurs semaines et le gouvernement fait intervenir la troupe pour maintenir l’ordre. Quatre cents soldats du 23e Régiment d’Infanterie et deux gendarmes de Bourg sont envoyés en renfort dans le Nord [9]. Dans le bassin minier du nord, des responsables syndicaux sont arrêtés et d’autres emprisonnés en prévision du 1er mai 1906.
Dans tout le pays, les autorités appréhendent cette journée et consignent l’armée dans les casernes. Partout, le peuple descend massivement dans la rue.

La revendication du 1er mai 1906 affichée sur les murs de Paris.

À Bourg, « les bruits les plus divers circulent relativement aux manifestations du 1er mai. (...) Des mesures de police très rigoureuses sont prises. Les troupes sont consignées avec leurs cadres, prêtes à marcher au premier signal. Une compagnie est tenue sous les armes pour Oyonnax. La gendarmerie et la police seront mobilisées dès ce soir [30 avril] en prévision du tapage possible à la réunion de la salle des fêtes ». Cette réunion rassemble en effet « environ un millier de personnes : ouvriers avec leurs femmes et leurs enfants ».
Et le 1er mai, « la ville présente une extraordinaire animation. Les dames sont sur leurs portes en quête de nouvelles ; dans la rue des groupes de citoyens se forment où chacun commente l’agitation gréviste. Un grand nombre de commerçants ont spontanément fermé leurs magasins.
Vers neuf heures, une cohue d’environ 150 grévistes, en majorité des terrassiers, sort, drapeau rouge en tête, de la Bourse du travail. Et un défilé commence dans les rues ; le commissaire de police précède le cortège. On va d’abord manifester devant le
Bazar Parisien et une délégation est envoyée auprès du patron pour traiter la question du repos hebdomadaire ». Le cortège continue vers d’autres magasins ou ateliers. Deux orateurs improvisent des discours sur le perron de l’école Carriat et invitent les grévistes à rester calmes. Au cours de la journée, « aucune arrestation n’a été faite, aucune vitre n’a été brisée. Dans la soirée, des patrouilles de gendarmerie à cheval circulent inutilement dans les rues désertes [10] ».

Détail de la couverture de L’assiette au beurre du 26 avril 1906. Au-delà de son caractère libertin, cette œuvre avant-gardiste de Félix Grandjouan milite pour une autre conception de la vie.

C’est en cette année 1906, le 13 juillet, qu’est ratifiée la loi sur le repos hebdomadaire. Débattu depuis 1895, adopté par l’Assemblée nationale au printemps, le projet n’est examiné que trois ans plus tard par le Sénat. Ce "repos hebdomadaire" est progressivement mis en place. Le Journal de l’Ain évoque un « chambardement » car il était rarement accordé dans les ateliers urbains, le petit commerce et les bureaux.

En octobre 1906, se tient à Amiens le IXe congrès de la CGT qui réaffirme alors son indépendance vis à vis des partis politiques et son caractère révolutionnaire. Elle préconise alors la « lutte des classes » et la « grève générale. La motion votée en fin de congrès marquera l’histoire du syndicalisme français et, en 1912, elle deviendra la Charte d’Amiens.

Pour une bobine de soie

Les grèves à l’usine Boucharlat de Serrières-de-Briord ont tendance à se prolonger. Une première grève survient le 11 mars 1908 pour une question de « tour de chômage » lors d’une baisse d’activité. L’usine emploie alors 106 ouvriers, dont 40 hommes, 44 femmes et 22 enfants. Le sous-préfet de Belley indique que « le patron étant peu intéressé à la reprise du travail, en raison de la crise que subit son industrie, et les ouvriers étant suffisamment occupés par les travaux de la terre, il est à prévoir que la grève durera encore un certain temps ». Le travail reprend au 30 mars 1908.
La seconde grève débute sur un banal incident. « Le 11 décembre 1908, une ouvrière tulliste de l’usine Boucharlat, ayant laissé tomber une bobine de soie, la ramassa en souriant à une plaisanterie que lui avait adressée une de ses camarades. La surveillante de l’atelier la mit à pied (…). Toutes les ouvrières quittèrent alors l’atelier. Leur travail étant préparatoire, l’usine Boucharlat dut congédier ses ouvriers, faute de travail. ». Le nombre de grévistes est de 101 (53 femmes et 48 hommes) et le motif de la grève devient « le renvoi de trois ouvrières, prononcé par le patron, à la suite de l’incident. Le travail ne reprend pas.
Une conciliation est tentée le 19 janvier 1909 mais sans résultat, les ouvriers exigeant « le renvoi d’une contre-maîtresse ». Un mois plus tard, M. Boucharlat tente d’amener, « en automobile, quelques ouvriers étrangers. Une collision se produit à l’entrée de l’usine entre les grévistes armés de bâtons et les ouvriers qui se rendaient au travail. Des pierres sont jetées ». L’intervention immédiate des gendarmes clôt l’incident qui ne fait aucun blessé.
Les gendarmes continuent à patrouiller pour protéger l’usine.
Le 22 mars 1909, M. Boucharlat affirme que « le seul travail qui se ferait dorénavant à l’usine serait l’inventaire des soies qui se trouvent sur les métiers. (…) L’usine est simplement gardée par quelques personnes aux gages de M. Boucharlat ». Ce dernier refuse toute négociation et quitte le village, sans justification.
Le travail ne reprend qu’en « mars 1910, à la suite d’un accord signé entre patron et délégués du syndicat ouvrier, devant le maire de Serrières-de-Briord ». Cette grève a été décrite avec les documents conservés dans le dossier 58M2 des Archives départementales de l’Ain.

Les grèves font l’objet de multiples échanges entre le préfet et les sous-préfets qui se déplacent sur les lieux de conflit, ici à Serrières-de-Briord.

Les chemins de fer en octobre 1910

L’année 1909 est marquée par la grève des postiers. Elle concerne essentiellement Paris. Quelques affiches sont remarquées à Bourg le 11 mai 1909 et, le lendemain, le préfet de l’Ain prend un arrêté interdisant « tout attroupement qui serait de nature à troubler la tranquillité publique ». L’idée d’une grève générale nationale est aussi lancée avant la fin du conflit mais elle est abandonnée.
Localement, plusieurs réunions de sensibilisation au syndicalisme sont organisées dans les cités cheminotes de l’Ain, au cours du mois d’août 1910. Les auditeurs sont invités à s’engager à « cesser le travail lorsque le comité de grève en donnera l’ordre ». Cette grève débute sur le Réseau du Nord le 10 octobre 1910 et s’étend progressivement aux autres réseaux.
Le ministre de l’Intérieur demande alors aux préfets de « prendre immédiatement, d’accord avec l’autorité militaire, les dispositions nécessaires (…) pour l’application immédiate du plan de protection », c’est-à-dire le déploiement de soldats dans les gares et sur les guérites des raccords télégraphiques. Des consignes visent à empêcher les individus chargés de propager la grève de pénétrer dans l’enceinte des chemins de fer, à lacérer les affiches incitant « au sabotage, au pillage et à l’insoumission » et à réprimer sévèrement les auteurs de ces actes éventuels. À cet effet, des officiers de la police judiciaire seront déployés.
En cas de nécessité, le plan de ravitaillement par des camions sera activé, les approvisionnements dépendant beaucoup des chemins de fer. Pour lutter contre la grève, le gouvernement décide de considérer les cheminots comme des militaires de réserve et les mobilisent sur leurs lieux de travail, par des convocations individuelles. Ceux qui ne répondront pas à leur réquisition seront révoqués. Dans la crainte d’actes malveillants, sont organisées des « patrouilles de cyclistes sur les routes qui avoisinent les principales lignes de chemin de fer, composées de deux cyclistes militaires, d’un gradé et d’un gendarme. Dans l’Ain, 17 patrouilles surveillent les 482,5 km de voies, en plus du déploiement des militaires dans les gares.
Les dispositions sont prises pour que la grève n’affecte en rien les trains de voyageurs. Ambérieu, cité aux 1 100 cheminots, est le centre ferroviaire le plus affecté, à partir du 16 octobre. Aucun incident n’est relevé jusqu’à la reprise du travail, le 19 octobre. Au 23 octobre, les centres d’Ambérieu et Genève comptent respectivement 37 et 30 révoqués ; beaucoup le seront définitivement. En tous lieux, les mesures de surveillance sont progressivement levées jusqu’à l’arrêt des patrouilles, le 3 novembre 1910 [11].

À Ambérieu-en-Bugey, la moitié du personnel de conduite des trains et des ateliers a observé la grève d’octobre 1910.
Le plan de protection des voies ferroviaires, élaboré au XIXe siècle, a été mis en œuvre en octobre 1910 ; ici, la situation au 21 octobre 1910.

Augmenter les salaires

En dehors des grèves d’ampleur nationale, des grèves localisées se sont déroulées depuis 1904, comme celle d’une usine de cardage des déchets de soie d’Oussiat, près de Pont-d’Ain. Un syndicat s’y est créé le 22 mai et le secrétaire-adjoint a été renvoyé moins de 48 heures après. Le Courrier de l’Ain évoque cette grève du 27 mai au 15 juin 1904. Les ouvriers ont alors demandé la médiation du Juge de Paix. Ensuite, le quotidien ne publie plus aucune information et les Archives départementales n’ont pas de dossier à son propos.
Des grèves pour des augmentations de salaire se multiplient à partir de 1910-1911, comme celle des tailleurs de pierre à Crozet, des tuiliers à Ferney, des chapeliers à Bellegarde, des carriers à Thoiry, des diamantaires à Nantua, les métallurgistes de la Tréfilerie-câblerie à Bourg, des métallurgistes, des menuisiers, des charpentiers, des maçons et des terrassiers à Oyonnax, des charpentiers à Bourg.
Et d’autres grèves surviennent en 1912 et 1913 mobilisant des tailleurs de pierre à Vesancy, des maçons à Bourg, Nantua ou Oyonnax, des ouvriers du peigne à Oyonnax, des marbriers à Brégnier-Cordon, aux carrières de Villebois ou Sault-Brénaz ou des typographes à Bourg. La liste est bien longue pour une époque dénommée plus tard, La Belle Époque. Faudrait-il ajouter d’autres dossiers qui n’aient pas été archivés ?

Une belle image de la "Belle Époque" au bord du lac de Nantua mais tous ne profitent pas de cette période de croissance économique.

Deux cents gendarmes à Oyonnax

La ville d’Oyonnax qui compte alors 9 534 habitants, dont 684 étrangers (7,2 %), connaît deux grèves successives en 1913 et, pour les deux, des renforts de gendarmerie ont été amenés.
La première intervient la 10 avril 1913 lorsque, à la Maison Vuagnat et compagnie, fabriquant de peignes, 50 des 80 ouvriers « cessent le travail et demandent une augmentation ». Le 14 avril, « les grévistes, accompagnés de près de 400 manifestants, ont tenté de débaucher les ouvriers et les ouvrières qui travaillent encore. Des pierres ont été lancées et le service d’ordre a été débordé. Aucun incident grave ne s’est toutefois produit. (…) Pour parer à tout événement, l’autorité administrative a demandé, par réquisition, le déplacement de 55 gendarmes, dont 15 à cheval et 40 à pied ».
Le 18 avril, un accord est trouvé. Le travail peut reprendre, les hommes effectuant dix heures de travail par jour et les femmes, neuf heures et demie. En outre, la grève aboutit à un autre résultat, double : « amener au syndicat ouvrier un plus grand nombre d’adhérents ; envisager une organisation meilleure de la chambre syndicale des fabricants ».
La ville d’Oyonnax ne retrouve son calme que pour un mois car, le 22 mai 1913, une grève survient à L’Oyonnaxienne, après que cette fabrique de celluloïd, occupant 160 ouvriers, eut décidé « de supprimer le travail de nuit, ce qui entraînerait le renvoi de 75 ouvriers, à partir du 1er juin, du fait de la diminution des commandes, du stock de celluloïd existant et un important découvert bancaire. L’hebdomadaire L’Abeille du Bugey affirme que les Guerres balkaniques ont entraîné une baisse des commandes.
Aussitôt la grève connue, 60 gendarmes, dont 10 à cheval, sont dépêchés sur place pour « assurer la protection de l’usine où sont déposés d’importants approvisionnements de matières inflammables (celluloïd et alcool) ». Des manifestations se déroulent dans les rues et celle du 25 mai a « un caractère plus tumultueux. Sur l’intervention administrative, le syndicat décide que ces manifestations seront supprimées, au 26 mai et jusqu’à nouvel ordre ».

Après des pourparlers, répétés et sans accord, avec le comité de grève, le conseil d’administration de L’Oyonnaxienne décide la prochaine réouverture de l’usine et qu’il recevra « les demandes d’emploi qui lui seront adressées » jusqu’au 16 juillet.
Le 17 juillet, alors qu’une « centaine d’ouvriers ont demandé à reprendre le travail », le conseil d’administration fixe la reprise du travail le 22 juillet. Et le préfet prépare « l’envoi de 135 nouveaux gendarmes ; 60 gendarmes, dont 15 à cheval, fournis par le département de l’Ain et 75, dont 15 à cheval, par le département du Jura ; soit, sur place, un effectif total de 30 gendarmes à cheval et 170 gendarmes à pied [12] ». Durant ce conflit, il est difficile d’évaluer la précarité qu’ont connue les grévistes et leurs familles.

La paix revenue en Europe, la situation économique redevient favorable pour l’industrie du peigne.

16 décembre 1912 : une grève pour la paix

Alors que les Guerres balkaniques menacent la paix en Europe, l’Internationale socialiste tient un congrès en Suisse, à Bâle, en novembre 1912, pour promouvoir la paix. La CGT française ne s’y rallie pas et, malgré sa tentative avortée de mai 1909, lance une grève générale le 16 décembre 1912, pour démontrer l’opposition du prolétariat à toute guerre. Ce serait une répétition générale pour une réponse, par la grève générale et l’insurrection, à un ordre de mobilisation.
Comme à l’accoutumée, les autorités tentent d’étouffer l’initiative ʺdans l’œufʺ. Les meetings étant autorisés par une loi de 1881, elles demandent aux maires de choisir d’autres alternatives, par exemple en interdisant l’accès aux salles communales. C’est ainsi que ne peuvent se tenir les réunions publiques programmées à Bourg, à Nantua et sans doute ailleurs. Et les affiches annonçant la grève générale sont aussitôt recouvertes. L’occupation de la voie publique, les cris et les chants ʺinjurieuxʺ seraient des délits à « l’ordre et à la tranquillité publics ».
L’action ne se développe qu’en deux lieux, avec des conférences dans un café à Ambérieu et dans le local du groupe socialiste à Oyonnax. Avec un décalage de deux ou trois jours, des réunions sont organisées à Ségny et à Gex.
Cette grève générale ne connaît pas le succès, dans l’Ain ou en France, pour diverses raisons. Aux mesures gouvernementales restrictives s’ajoute le non-engagement des cheminots et des mineurs et une opinion publique française déjà préparée à l’irréversibilité d’une guerre contre l’Allemagne. Le congrès pour la paix, à Bâle les 24 et 25 novembre 1912, n’a pas davantage de suite.

Jean Jaurès a participé au congrès de Bâle en novembre 1912.

L’Europe s’embrase en août 1914 et plonge dans les horreurs de la guerre, pour plus de quatre années. L’enthousiasme initial laisse vite la place à un double désenchantement, celui des Poilus sur le front et des civils à l’arrière. Lorsque l’effort de guerre devient trop lourd à supporter, au printemps 1917, les premiers se mutinent et les seconds lancent des grèves dans les entreprises. Deux d’entre elles, à Thoissey et à Villebois, sont répertoriées aux archives départementales. Et, après la guerre, d’autres grèves se multiplieront.

En juin 1917, la fabrique de fourrures "Gay et fils" à Thoissey connaît une grève contre la vie chère. Un accord intervient après que la direction a sollicité la Chambre syndicale des fourreurs de Lyon.

Rémi Riche

Février 2023.

Avec la participation de Claude Brichon, Anne-Sophie Gomez et Gyliane Millet.
Archives départementales de l’Ain.
Bibliothèque municipale de Lyon Part-Dieu.
Médiathèque É. & R. Vailland à Bourg-en-Bresse.

[1Journal de l’Ain des 15 et 27 juillet 1835.

[2A.D. Ain. 57 M 2.

[3Journal de l’Ain du 14 avril 1880.

[4Courrier de l’Ain du 1er mai 1880.

[5Rapport du commissariat spécial de Bellegarde du 15 juillet 1896. A.D. Ain. 58M1.

[6Courrier de l’Ain du 12 août 1898.

[7A.D. Ain. 58M1.

[8Courrier de l’Ain du 31 janvier au 18 avril 1905. Les Archives départementales ne conservent aucun dossier sur cette grève.

[9Courrier de l’Ain des 24 et 29 avril 1906

[10Extraits du Journal de l’Ain des 30 avril et 2 mai1906

[11A.D. Ain. M1128.

[12Note manuscrite au dos d’un rapport de gendarmerie du 17 juillet 1913. A.D. Ain. 58 M 2.

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