GUERRE 1870-1871 : JEAN BOISSON, UN SOLDAT DE L’AIN
Mobilisé dans l’Armée du Rhin en juillet 1870, le soldat Jean Boisson est fait prisonnier à Metz. À son retour de captivité, il est envoyé combattre la Commune de Paris. Il nous raconte ici son étonnant itinéraire jusqu’en juin 1871.
PREMIÈRE PARTIE : DE BOURG À METZ
Enthousiasme de la population
Rappelé le 22 juillet 1870 [1] au dépôt de mon régiment qui se trouvait à Bourg. Après y avoir resté quelque temps avant d’être équipé, je suis parti avec le troisième détachement qui a quitté le dépôt le 5 août, au nombre de 300 hommes, et arrivé à Metz le 8 août au soir. Nous avons été très bien reçus en route et notamment à Joinville et Bar-le-Duc où les vivres et le vin étaient en abondance, les habitants nous serraient la main avec joie et nous souhaitaient bonne chance. Chaque train était orné de fleurs, de branches d’arbres, beaucoup de soldats montaient sur les wagons pour respirer mieux à leur aise car la chaleur était accablante. On a eu beaucoup d’accidents à déplorer à cause de l’imprudence de soldats pendant tout le trajet. En arrivant à Metz, on a campé au fort Moselle pendant une huitaine de jours, puis au fort de Belle-Croix. Nous avions depuis quelque temps de la pluie, sans avoir seulement, au campement, un brin de paille à se mettre dessous soi. On n’était pas trop au sec, on commençait à se trouver un peu mal.
Le matin, café à 10 heures ; la soupe à 4 heures. Appel au réveil, à midi et le soir, théorie le matin et exercice pendant deux heures l’après-midi. On allait aussi travailler avec les soldats du génie pour fortifier le fort. On nous avait promis de nous donner, pour nous encourager au travail, sept centimes à l’heure mais nous n’avons jamais rien reçu. Dès notre arrivée à Metz, les rues étaient encombrées de voitures pour le transport des vivres, de munitions pour l’armée. Dès que le bruit se répandit que nos troupes, d’abord victorieuses, étaient repoussées par un ennemi trop supérieur en nombre, tous les habitants des environs de Metz se réfugièrent dans cette ville, sans avoir eu la précaution de se munir des principales denrées, nécessaires pour vivre, si bien que le nombre d’habitants, ainsi que l’armée, se monta environ à deux cents trente mille hommes. Pour nourrir tout ce monde, il fallait de la marchandise.
Le pain manque, les chevaux sont abattus
Les premiers temps que nous étions à Metz, on touchait 750 g de pain par jour, puis 500 g et 300 g. Plus la ration de pain diminuait, plus le pain était mauvais. Tout le mois d’octobre, nous n’avons eu que 125 g de pain, fait avec tout le son et beaucoup d’autres denrées. Il fallait un appétit comme nous en avions un. Il était impossible de s’en procurer en ville, car, à la porte de chaque boulanger, il y avait deux gendarmes qui avaient pour consigne de ne pas laisser entrer les soldats, ni les civils, sans une carte avec le sceau de la mairie qui indiquait le nombre de famille et de rations. Il fallait voir tous ces pauvres soldats à l’air fatigué, la figure allongée et jaunie par les privations.
Les chevaux ont joué un grand rôle à Metz. Les paysans qui étaient rentrés dans la ville à l’approche des Prussiens n’ont pas amené de vivres pour leurs chevaux. Les fourrages en avoine ont été bientôt consommés, impossible de s’en procurer d’autres, d’autant que la ville s’est bientôt trouvée bloquée. Une fois que l’abattoir a été dépourvu de bœufs et vaches, on a tué des chevaux. Je vous assure que pour l’entretien de 230.000 hommes, il en fallait bien quelques-uns par jour. Tous les chevaux y ont passé. Des régiments entiers de cavalerie se sont trouvés sans monture. On remplaçait les chevaux par un Chassepot [Fusil d’infanterie créé par Antoine-Alphonse Chassepot en 1866, avec chargement par la culasse et une cadence de tir de douze coups à la minute. Il est nettement supérieur au fusil Dreyse prussien.], les cavaliers faisaient l’exercice comme l’infanterie, c’était très chic à voir.
Pour notre soupe, n’ayant pas un grain de sel, on allait chercher de l’eau qui était sous une tannerie. Elle était un peu salée. Avec ce moyen, on pouvait encore manger le morceau de cheval qui composait chaque repas de soldat aussi bien que du civil. Une fois que notre café a été supprimé, ainsi que la goutte le matin, notre situation devenait de plus en plus mauvaise. Les hôpitaux regorgeaient de malades, on établissait partout des ambulances car, avec les blessés, on comptait 90.000 hommes incapables de servir.
Défaite militaire
Il s’est livré plusieurs grands combats sous les murs de Metz, les 14, 16, 18, 31 août et le 1er septembre. Tous nous auraient été favorables, sans la trahison. Les Prussiens pliaient chaque fois. Au lieu de se maintenir dans les positions que nous occupions, les troupes françaises rentraient sous la protection des forts de la ville. On attendait bien Mac-Mahon mais il n’a pu nous secourir. Ce n’est que longtemps après que nous avons appris, à la suite de la capitulation de Sedan, tout ce qui se passait à Paris et la déchéance de l’Empire.
On espère que la ville se rendra bientôt, n’ayant plus de vivres, on attend à capituler tous les jours, on verra ce jour avec plaisir, car il est dur ne pas pouvoir se rassasier. Pour donner des nouvelles de la ville et de la position où on se trouvait, on lançait journellement des ballons. Plusieurs sont arrivés à bon port, d’autres ont été perdus où sont tombés dans les lignes prussiennes, enfin, c’était au petit bonheur. Je ne terminerai pas les principaux détails de ma campagne du Rhin sans maudire les auteurs des maux que nous avons supportés à Metz. C’est le 27 octobre que Metz a capitulé.
DEUXIÈME PARTIE : PRISONNIER EN PRUSSE
En direction de Coblence
Le lendemain matin, nous avons versé nos armes à l’arsenal et à onze heures nous avons quitté la ville pour aller rejoindre les Prussiens. Nous les avons trouvé à quatre kilomètres de Metz, ils partaient déjà pour nous remplacer dans la ville. Quelle différence entre eux et nous ! Ils étaient tous bien portant, bonne mine, tandis que nous autres, on pouvait à peine se tenir debout. Ils rigolaient de nous voir si chétifs, car deux mois de souffrance font du plus robuste des hommes un enfant. Il est bon de dire que les officiers Prussiens nous regardaient avec mépris tandis que les soldats nous donnaient du pain, du lard, des cigares, enfin ce qu’ils avaient. On nous a conduits à douze kilomètres de Metz. À côté de la route, il y avait des Prussiens deux à deux à tous les cinq pas pour nous empêcher de s’esquiver, s’y on en avait envie.
Le lendemain, nous sommes repartis pour Courcelles, village où nous devions nous embarquer pour la Prusse. Nous y sommes restés à la belle étoile, malgré la pluie, tout le temps sac à dos, jusqu’à minuit, heure que nous avons pris le train. Beaucoup de mes camarades étaient en wagons découverts, tout engourdis, trempés jusqu’aux os et avec cela les pieds dans l’eau. Pendant les deux jours que nous avons resté avant d’embarquer, il y avait des marchands de gâteaux qui nous suivaient. On se jetait sur leurs marchandises en vrais affamés que nous étions, les uns perdaient le change de leur monnaie, d’autres ne payait pas du tout, cela revenait au même.
Le lendemain, nous sommes arrivés à sept heures du soir à Coblenz. On nous a dirigés de suite au fort Asterstein. En arrivant on nous a distribué du café, cela nous a fait du bien, car ceux qui étaient en wagons découverts avaient tous attrapé un bon rhume. Le matin à la pointe du jour nous avons le café, le midi la soupe qui est loin de valoir la nôtre, c’est une espère de rata, et le soir du bouillon, on a un pain pour quatre jours, il y en a juste de quoi à ne pas mourir de faim.
La ville de Coblenz est située sur les bords du Rhin, c’est là que la Moselle se jette dans ce fleuve. On se trouve un peu mieux qu’à Metz, mais il faut bien tout pour ne pas se plaindre. La distribution de pain ne se fait pas très exactement, il faut poser des heures entières pour en avoir, il la renvoie encore souvent au lendemain et parfois ils la font de nuit, quoiqu’on soit là à attendre depuis deux heures de l’après-midi. On nous a fait camper en arrivant sous des hangars. Nous avons de la paille de seigle, nous nous glissons dans nos couvre-pieds, on se met les uns contre les autres pour avoir chaud. Il faut tout, car l’hiver est précoce à Coblenz.
Le costume des habitants de Coblenz est à peu à près le même que le nôtre, ils suivent les modes françaises. Les femmes qui apportent de la marchandise ou denrée à Coblenz l’apportent dans une corbeille et sur la tête, tandis qu’à Metz on se sert d’une hotte. Il n’est pas rare de rencontrer en Prusse un attelage de gros chiens. Les habitants des campagnes s’en servent même pour voyager. On les voit arriver le dimanche en grand tenue, traînés par deux ou trois chiens qui paraissent assez contents de leur sort, parfaitement dociles à la voix de leurs maîtres.
On lève continuellement des troupes en Prusse. On les pousse à l’exercice et aussitôt qu’elles savent manœuvrer, on les dirige vers la France. Le soldat est mené dur en Prusse, des coups de sabre ou le cachot pour la moindre faute. Beaucoup de nous autres s’aperçoivent à leurs dépens de la discipline prussienne, car on ne nous épargne pas. Nous allons au travail deux fois par jour, de 7 heures du matin à 11 heures et quart et d’une heure du soir à 4 heures et quart. Nous faisons des tranchées, on trace des routes et l’on casse des pierres. Pour toutes les corvées, on est escortés par des factionnaires qui ont leurs fusils chargés. Au moindre mouvement que nous ferions, soit pour nous échapper, soit pour se débarrasser d’eux, ils ont ordre de faire feu. Les chefs prussiens nous maltraitent encore plus que les soldats. Ils nous regardent avec un air de mépris, comme si nous n’étions pas dignes d’eux.
Nous avons quitté le fort Asterstein le 23 novembre, pour un nouveau camp construit entièrement en baraques en planches et pouvant contenir environ 15.000 hommes. Il se trouve dans une plaine. Chaque baraque contient 100 hommes. Le réveil se fait à 6 heures du matin et la retraite à 8 heures. Quand nous étions au fort Asterstein, les Prussiens avaient la bonté de nous réveiller et de nous endormir, mais depuis que nous sommes au 2e camp, toutes les sonneries se font par des clairons français. Il y a une grande différence entre les sonneries prussiennes et les nôtres.
Le logement est assez bien quand le temps est sec mais aussitôt qu’il est brumeux, les planches de dessus qui sont recouvertes de papier goudronné imbibent l’eau et blanchissent en dessous, puis la chaleur les fait dégoutter, de sorte que parfois c’est aussi mouillé dedans que dehors. Pour la nuit, on a une paillasse remplie de paille de seigle et un traversin de la même plume puis deux grandes couvertures en laine blanche. Quand il fait bien froid, on fait lit plusieurs ensembles, on se tient serrés, vous diriez une vraie nichée de lapin, on prend encore patience mais c’est égal, être prisonnier de guerre en Prusse, c’est le pire des métiers, on désirerait bien que tout cela finisse.
Nous sommes environ 20.000 prisonniers dans les deux camps, en partie presque tous de l’infanterie. Il nous est très expressément défendu de sortir des limites du camp sans une permission. Ceux qui s’écartent ne tardent pas à être arrêtés et conduits au cachot. Ce n’est pas amusant, car on donne pour toute nourriture du pain sec en petite quantité et de l’eau. On trouve dans le camp tout ce qu’il faut pour vivre, car les cantines ne manquent pas, on y vend de tout. Au commencement, on était assez embarrassé pour les achats avec les Prussiens, ne connaissant pas la valeur de leur monnaie et eux ignorant celle de la nôtre, mais avec de la bonne volonté, on a bientôt su à quoi s’en tenir. Les autorités prussiennes ont fait afficher un tableau nominatif de la valeur de leur monnaie avec la nôtre. À partir de ce moment, il n’y a plus eu de différents. La neige a continué à tomber jusqu’au 12 décembre, ensuite le temps s’est radouci, le dégel a commencé, puis la pluie est venue. Les sentiers de notre camp sont rendus impraticables tant il y a de boue.
On travaille une semaine aux routes, une autre pour le service du camp et les hôpitaux et la troisième à couler des projectiles. Le travail ne commence jamais avant 7 heures mais, à 5 heures du matin, on est déjà sur les rangs. Ceux qui se font un peu tirer l’oreille n’y gagnent rien, car nous avons un chef prussien qui est brutal. Il ne se passe pas un jour qu’il ne frappe à coups de sabres quelques malheureux soldats et je vous assure qu’il n’y va pas de main morte. Le mois de décembre s’est écoulé assez paisiblement, aux environs de Noël nous avons eu jusqu’à 30 degrés de froid. Pour Noël et le premier de l’An, nous avons eu du café à midi, deux petits pains blancs et cent grammes de tabac à deux. Le mois de janvier a été moins froid que celui de décembre, il a dégelé presque continuellement. La santé des soldats français est toujours à peu près la même. La diarrhée et la fièvre sont les maladies qui font le plus de mal. Il meurt journellement de douze à dix-huit hommes par jour. Nos malades sont mal soignés dans les hôpitaux de Coblenz.
Nous sommes partis de Coblenz, le 19 janvier 1871 à 7 heures du matin et nous sommes arrivés au camp de Lockstéder le 21 à une heure du matin. Nous avons touché la moitié d’un pain avant de partir et, pendant les trois jours du voyage, nous avons touché du bouillon avec un peu de riz qu’une fois par jour. Ainsi, figurez-vous l’appétit qu’on avait en arrivant au camp et les privations qu’ont supporté ceux qui n’avait pas de rond. Dans une gare du Hanovre, notre train s’est arrêté pour prendre l’eau nécessaire aux machines. Il y avait justement un train d’hommes de 40 à 50 ans qui partaient pour la guerre. Ils étaient encore habillés en civil, ils étaient fâchés de quitter leurs foyers. Aussitôt qu’ils nous ont aperçus, toute leur colère s’est tournée contre nous. Ils nous injuriaient, d’autres nous menaçaient, les plus hardis venaient jusqu’aux wagons en nous montrant le poing.
Nous sommes à une trentaine de kilomètres de la mer. Il est probable qu’on nous renverra par la Mer du Nord. Je ferai ce voyage avec plaisir, moi qui n’ait pas encore vu un seul vaisseau. Nous avons resté tout le mois de Janvier la moitié de février sans travailler à cause de la neige, puis on allait tous les deux jours travailler autour du camp. Les Prussiens sont bien meilleurs qu’à Coblenz, ils sont moins brutaux, étant prussiens seulement depuis 1866. Les mois de février et de mars se sont écoulés assez paisiblement, tout contribuait à nous faire prendre courage, le retour des beaux jours et la fin de notre délivrance qui approchait. Nous étions environ 4.000 hommes au camp. Les dimanches, des civils venaient nous voir, ils visitaient nos chambres, les cuisines, goûtaient notre popote. Beaucoup ne quittaient pas le camp sans emporter un souvenir des prisonniers français. Ces souvenirs consistaient en cannes, navires, églises, croix, voitures, sabots pour tabatière et une foule d’autres objets, fabriqués par les soldats français. On échangeait tout cela contre de la monnaie prussienne.
TROISIÈME PARTIE : RETOUR EN FRANCE
Par la mer
Résigné à tout, on attendait avec impatience l’heure de départ qui ne devait pas tarder à sonner. Nos officiers avaient tirés au sort pour savoir les compagnies qui partiraient les premières. On quitta Lockstéder en trois détachements, j’ai fait partie du deuxième, nous avons quitté le camp à deux jours d’intervalle. C’est le 4 avril 1871, jour à jamais gravé dans ma mémoire que je quittais Lockstéder, par le chemin de fer jusqu’à Glustad, c’est là que nous devions embarquer pour faire voile vers notre belle France. J’ai quitté la Prusse après un séjour d’un peu plus de cinq mois. Notre vaisseau, qui devait nous ramener en France, était en rade au moins à 5 kilomètres du port. Nous avons pris d’abord un petit vapeur prussien qui nous a conduits à un transport français, La Charente, qui nous a conduits à son tour à bord du Calvados. Inutile de dire que nous avons quitté les Prussiens sans regret.
Avec quel plaisir nous avons mis les pieds sur un vaisseau français ! Embarqués à trois heures de l’après-dîner, on nous a divisés par groupes de douze, on a distribué des vivres à 5 heures, avec quel plaisir, nous avons mangé du pain français, de la bonne eau-de-vie, du vin. N nous qui en avions été privés depuis si longtemps, on en avait presque perdu le goût. Nous étions 1 500 hommes à bord du Calvados sans compter les 200 hommes d’équipage. Nous sommes restés les 4 et 5 avril en rade à cause du mauvais temps, nous avons levé l’ancre le 6 avril à 8 heures du matin. Le temps était beau, la Mer du Nord était aussi unie qu’une glace. C’était un spectacle nouveau pour moi, les manœuvres des matelots, leur agilité à grimper dans les mâts, tout cela m’enchantait. Nous sommes arrivés à Cherbourg le 9 avril à 2 heures du matin, après une heureuse traversée. Nous avons débarqués à 8 heures du matin, des petits bateaux à vapeur sont venus nous chercher pour nous conduire jusqu’à terre.
A mesure que les troupes débarquaient, on les enrégimentait. Le lendemain, on nous a armés, équipés de nouveau à neuf. Deux jours après, nous étions prêts à faire une nouvelle campagne, mais cette fois, non contre des étrangers, mais avec ses compatriotes. J’ai resté une dizaine de jours à Cherbourg, j’ai employé mes moments de loisir à visiter la ville. On nous a distribué pour cinq jours de vivres de réserves. Ils consistaient en biscuits, lard salé, viande de conserve. On a dirigé ensuite sur Caen. Nous y avons resté deux jours. On nous a dirigés ensuite sur Versailles. Le parti de M. Thiers n’ayant pu s’accorder avec les représentants de la Commune de Paris, la guerre civile avait éclatée. Nous autres, pauvres prisonniers de guerre, au lieu de rentrer dans nos familles pour se remettre un peu de tout ce qu’on avait souffert, il fallait recommencer une nouvelle campagne contre les Parisiens. Au commencement, on avait demandé des volontaires. N’en ayant pas trouvé, le 5e Régiment entier a marché quand même, de gré ou de force.
En arrivant à Versailles, nous avons été camper à côté du château. Tous les jours on faisait l’exercice, quelquefois la cible. Nous avons eu deux fausses alertes à Versailles. La seconde fois, au lieu de retourner camper où nous étions auparavant, on nous a dirigés sur le camp de Satory, très peu éloigné de Versailles. Nous couchions sous des grandes tentes. Nous avons été deux fois à la cible, nous avons fait des feux de peloton par compagnie et par escouade. Nous sommes restés à Versailles une quinzaine de jours puis nous sommes partis pour Saint Cloud. Notre camp était situé sur Villeneuve-l’Etang, nous étions dans des baraques en planches.
Jusqu’ici nous avions été assez tranquilles, mais à Saint-Cloud c’était autre chose. Il fallait travailler aux tranchées, exposés au feu des batteries parisiennes, monter des grandes gardes, celles de la garde du camp, le piquet, travailler avec le génie. On était continuellement occupé, on devait nous payer notre travail des tranchées et du génie. On a rien reçu. Au-dessus de notre camp, étaient établies les batteries de Montretaut, elles contenaient 90 pièces de marine toutes de gros calibres. Les feux de ces batteries, avec celles du Mont-Valérien, étaient continuels. Nos artilleurs tiraient sur les remparts, le chemin de fer de ceinture où étaient établies des batteries parisiennes.
On s’était emparé du fort d’Issy et de Vanves et de plusieurs autres positions des fédérés. Lorsque nous reçûmes l’ordre de nous rapprocher de Paris, nous avons été camper sur les bords de la Seine à l’ouest de Saint-Cloud. Après avoir passé deux nuits à la belle étoile, attendant le signal de se porter en avant, nous avons repris tranquillement le chemin du camp. On voyait bien que la rentrée dans la capitale n’était pas éloignée, nos batteries tiraient pire que jamais contre Paris, les insurgés qui, au commencement, répondaient coup par coup, maintenant, c’est à peine si on apercevait la fumée de leurs pièces, un silence complet régnait.
C’est le 21 mai 1871 à 4 heures du soir que nous sommes rentrés dans Paris, par la porte de Saint-Cloud, par le moyen des tranchées. Nous étions parvenus jusqu’aux pieds des remparts. Les Parisiens venaient de quitter à peine leurs positions que nous faisions notre entrée dans la capitale. Le lendemain, après avoir pris notre café, nous nous sommes dirigés vers le Trocadéro. Nous faisions à chaque instant des prisonniers, qu’on dirigeait sur Saint-Cloud et Versailles. Du Trocadéro, nous nous sommes dirigés sur l’Eglise de la Madeleine en traversant les Champs-Élysées. Nous avons enlevé plusieurs barricades, fait de nombreux prisonniers, pris la caserne de la Pépinière où les insurgés se défendaient avec rage. Il a fallu s’en emparer par une charge à la baïonnette. Nous avons passé plusieurs jours dans ces quartiers, faisant des perquisitions dans les maisons, des arrestations.
Les insurgés se voyant repoussés de tous côtés, mirent le feu aux Tuileries, à l’Hôtel-de-Ville, au ministère des Finances, au grenier d’abondance. Plusieurs autres monuments à la gloire de la France ne furent bientôt plus que des ruines. Quant aux maisons incendiées, le nombre en est trop grand pour l’évaluer au juste. Le pétrole était l’arme de destructions des communeux. On a été dirigés du côté du Père Lachaise où étaient concentrés les derniers défenseurs de la Commune. L’insurrection a été vaincue le 28, après une guerre acharnée de 7 jours, où nous étions obligés de prendre les barricades les unes après les autres, maison par maison.
La guerre civile finie, nous avons été camper sur la place des Vosges. Nous avons quitté Paris le 7 Juin pour Lyon, nous sommes arrivés au Camp de Sathonay le 10 juin. La campagne de Paris a duré, pour moi, juste deux mois.
En annexe :
- Dans son carnet, lors de sa présence à Metz, Jean Boisson cite ses camarades Nicolas Chassiboud (né le 21 février 1846 à Civrieux, Ain), André Chassiboud (?), Antoine Chêne (?), François Diot (né le 12 décembre 1846 à Trévoux, Ain).
- Aucun élément ne permet de dater le texte de Jean Boisson.
- Jean Boisson prolonge son récit par des questions concernant l’attitude, attentiste, du maréchal Bazaine, pendant le blocus de Metz. En décembre 1873, Bazaine est condamné à la dégradation militaire et à la peine de mort, puis gracié par Mac-Mahon, alors président de la République.
- Jean Boisson, cultivateur, se marie le 24 novembre 1881 avec Claudine Lassara, d’Illiat. Quatre enfants naissent et Jean Boisson décède le 31 décembre 1905 à Villeneuve où il a toujours résidé.
- Le carnet sera prochainement déposé aux Archives départementales de l’Ain et une retranscription du texte transmise à l’Association pour l’autobiographie d’Ambérieu-en-Bugey (Ain).
- Après une minutieuse enquête, l’Union patriotique de l’Ain a fait graver 37 plaques (36 cantons + Bourg) commémoratives pour honorer la mémoire des 1 548 soldats, originaires de l’Ain, Morts pour la patrie, durant la guerre de 1870-1871. (Courrier de l’Ain du 11 juin 1919). ■
Remerciements :
- À Claude Rigbourg (†), de Péronnas, qui nous a confié le carnet.
- À Louis Riche, de Toulon, qui a retranscrit le texte intégral de Jean Boisson.
- À Jean-Charles Mercier, des Archives départementales de l’Ain, pour le registre du recensement de la Classe 1866, les hommes nés en 1846.
[1] 338 hommes sont convoqués ce jour-là. Courrier de l’Ain du 21 juillet 1870.