L’horlogerie royale de Bourg-en-Bresse (1764-1776)

L’acquisition d’un Régulateur de parquet, par le Musée de Brou, rappelle que Bourg-en-Bresse a eu une Manufacture royale d’horlogerie, avant la Révolution. Une étude aux Archives départementales, permet de fixer son fonctionnement de 1764 à 1776 et de l’intégrer dans une période s’étendant de 1761 à 1788.

L’horlogerie en France…

Brillante jusqu’alors, l’horlogerie française subit un coup d’arrêt lors de la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV, le 18 octobre 1685, qui oblige les nombreux horlogers protestants à quitter définitivement le pays. Non seulement, ils emportent leurs secrets mais ils contribuent à l’essor de l’horlogerie des pays qui les accueillent. Les fabricants ont déjà acquis une telle habileté que le Dictionnaire de l’Académie française indique, en 1694, qu’une montre est une « petite horloge qui se porte ordinairement dans la poche ».

ʺMontre de rencontreʺ, gravure extraite de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1772).

Dans un contexte devenu défavorable, les autorités françaises souhaitent néanmoins « relever l’honneur de l’horlogerie » et, avec l’appui du régent Philippe d’Orléans et de l’intendant des finances John Law, elles demandent à l’horloger anglais, Henry Sully (1680-1729), de créer une manufacture à Versailles, en 1718. Vivant en France, il fait venir des compatriotes mais l’essai ne survit que deux ans. Malgré son échec, Henry Sully est nommé directeur d’une nouvelle manufacture à Saint-Germain-en-Laye.
Cette dernière n’a pas plus de succès mais elle « subsiste assez de temps pour exciter l’émulation des horlogers français et pour leur apprendre à porter leurs ouvrages à un plus haut point de perfection (…). Elle n’eut point assez d’avantages pour soutenir la concurrence avec les maîtres horlogers qui s’étaient instruits et, ses ouvriers ayant pris le parti de travailler pour les maîtres, elle tomba pour ne point se relever [1]. »

Au XVIIIe siècle, les horlogers, de Londres ou de Paris, rivalisent d’adresse pour créer les montres les plus compliquées ou les régulateurs astronomiques les plus précis. Pendule de cheminée à quantième. Milieu du XVIIIe siècle.

L’émulation, entre les horlogers, est donc la règle et chacun cherche à mettre au point des machines qui réduiraient les coûts de production et abaisseraient le prix de vente des montres. Ainsi en 1753, Vincent de Montpetit [2] présente, à l’Académie des sciences, à Paris, une machine « à arrondir les dents des roues de montres de toutes grandeurs (…) et il sait que messieurs Castel de Bourg-en-Bresse travaillent au même objet. (…)
En conséquence, le sieur de Montpetit présenta, au ministre, le projet d’une manufacture d’horlogerie capable de faire tomber le commerce de Genève et d’Angleterre, en cette partie, et d’en enrichir la France.
 » Les circonstances n’étant pas favorables, sa proposition n’aboutit pas. C’est alors qu’il apprend que « la Province de Bresse travaille à l’établissement d’une manufacture qui (…) pourrait suffire à la France (…). Il offre, non seulement de communiquer ses idées mais encore de faire le sacrifice de la machine (…), se contentant que la Province veuille bien le dédommager des frais et dépenses qu’il a engagés [3]. ».

M. de Montpetit a aussi mis au point un nouveau procédé de peinture sur émail, évoqué dans cette brochure publiée en juillet 1760. Le terme ʺéludoriqueʺ est dérivé de deux mots grecs qui signifient huile & eau.

… et au Pays de Gex

Des Genevois sont présents à Paris où ils font « un commerce d’horlogerie au moyen de l’emploi de mouvements qu’ils achètent dans le Pays de Gex, qu’ils revendent ensuite tels qu’ils les ont achetés ou dont ils composent les montres qu’ils débitent. (…) Cette branche de commerce a déjà pris une certaine consistance (…) [et] un très grand nombre de paysans du Pays de Gex travaillent à l’horlogerie lorsque la culture des terres ne les occupe point [4].  »

Détail du tableau, ʺNos horlogers du XVIIIe siècleʺ, de Christophe François de Ziegler (1855-1909). Huile sur toile de 1876 ou 1879 ; hauteur 126 cm, largeur 81 cm ; n° d’inventaire : HM 0026. © Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, photographe : Bettina Jacot-Descombes. Les ateliers sont installés aux étages supérieurs pour bénéficier d’une meilleure luminosité.

En outre, en 1748, ces horlogers du Pays de Gex ont obtenu le droit de se rassembler au sein d’une corporation, approuvée par des Lettres patentes. Cette situation incite les autorités françaises à s’interroger sur l’opportunité de les regrouper au sein de la seule ville de Gex, de réserver la production au territoire français et d’y implanter une manufacture dont la direction, selon un mémoire du 21 janvier 1761, pourrait être confiée au sieur Goyffon, alors horloger à Paris.

Des conditions pour établir une manufacture

L’objectif de la France est, en effet, de « faire tomber le commerce des montres de Genève ». Bourg pourrait être le lieu de production et un long mémoire, datant du début des années 1760, précise : « Pour rendre célèbre et durable la fabrique d’horlogerie que l’on propose d’établir dans la ville de Bourg-en-Bresse, l’on pense que le premier moyen en sera de faire choix d’un habile homme pour la diriger. (…) Il est d’une grande importance que cette fabrique soit fournie de tous les outils nécessaires que se servent ordinairement les horlogers et dont le nombre est si grand et si diversifié qu’il serait trop long de les détailler. (…) Il conviendrait encore, à ces outils ordinaires d’en rajouter d’autres de nouvelle génération. (…)
La plus grande difficulté, pour établir cette fabrique, est celle qu’il y aura de s’attirer d’habiles horlogers. (…) Ce n’est qu’en payant bien chèrement leurs ouvrages qu’on parviendra d’en avoir
 » pour lutter contre les possibilités qu’offrent les grandes villes.
Pour contourner cette difficulté, on choisirait « des garçons et des filles d’un âge le plus propre à apprendre, c’est-à-dire depuis seize jusqu’à vingt-deux ans, que l’on pourrait former en très peu de temps, en leur montrant à faire séparément, à chacun, une pièce du mouvement ». Ainsi, ne sachant faire qu’une pièce, « ces ouvriers ne pourront quitter la fabrique pour aller travailler ailleurs. (…) Il faudrait de grands laboratoires pour les placer (…) et, quand ils seront en état de bien faire leur ouvrage, ils pourront travailler chez eux. » Pendant la période d’apprentissage, il faudra leur donner, « un petit quelque chose, en leur faisant sentir que, lorsqu’ils sauront travailler, on leur donnera une honnête rétribution ».
Pour les différentes étapes de la fabrication des montres, il faudra disposer de quelques spécialistes, « habiles dans leur profession » et on fera appel à « quelques ouvriers du Pays de Gex, qui auront le maniement d’outils ». Ces principes jettent les bases d’une industrialisation de la production, une idée novatrice pour l’époque [5].

Frais, de 126 livres, engagés par Adrien Castel pour recruter du personnel qualifié, lors d’un voyage de 21 jours en Franche-Comté, en Suisse et à Genève. A.D. Ain. C935.

Pourquoi à Bourg-en-Bresse ?

L’implantation de la manufacture à Bourg est un souhait de l’Intendant de Bourgogne. « Il ne s’y fait aucun commerce considérable, les habitants, soit de la ville, soit de la campagne, savent à peine quelle profession donner à leurs enfants (…). Ils trouveront des ressources dans cet établissement, ils s’y attacheront (…). Les étrangers y viendraient et le nombre d’habitants augmenterait. (…) Les horlogers du Pays de Gex, qui donnent actuellement leurs peines et travaux aux horlogers de Genève, dont ils rétribuent très peu, les donneraient bien plus volontiers à la fabrique. »
L’unique objectif sera de produire des montres de bonne qualité et à meilleur marché que celles des horlogers particuliers ou genevois. Les acheteurs « emploieront utilement leur argent qui ne sortira pas du Royaume ». Ainsi, « la Province de Bresse, et la France même, retireront de grands avantages de cet établissement » mais, les Genevois qui ont « l’avantage de ne payer aucune espèce d’impôt, ne seront-ils pas en état de soutenir la concurrence avec la manufacture ? »

La création de la manufacture

La manufacture sera dirigée par « les frères Castel qui sont établis à Bourg et qui ont une réputation aussi étendue que bien établie ». Face « à la proposition que leur a faite le premier syndic général de la Province de Bresse de se charger de la manufacture », ils font observer que « la supériorité sur l’horlogerie de Genève » ne pourra être obtenue qu’avec le temps. S’imposent deux autres exigences : enseigner à des jeunes gens, faire plusieurs machines pour produire les pièces avec plus de diligence et d’exactitude. Mais « composer une manufacture et la mettre en bon ordre », coûtera beaucoup.
Le 14 janvier 1764, sous l’autorité de l’Intendant de Bourgogne, une convention est signée entre les syndics de la Province de Bresse et « sieurs Guillaume et Adrien Castel frères ». Quelques mois plus tard, « cet établissement, ayant acquis un degré de consistance qui en assure la perpétuité, il est indispensable de choisir un logement où l’on puisse rassembler la quantité d’ouvriers nécessaires » à la fabrication. Une convention du 19 novembre 1765 règle l’acquisition de « la maison, appelée de Montaplan, située hors la ville, près la porte de Lyon. (…) La maison et ses dépendances resteront à la Province ».

L’ancienne Maison Montaplan où était implantée la manufacture d’horlogerie, à proximité de l’actuel square Joubert.
Cartel d’applique des frères Castel de 1753 : placage en corne teintée en vert, décor de bronze doré sur la pendule et la console, cadran en cartouches d’émail à chiffres noirs.

Une manufacture royale

La manufacture est lancée « au moyen de la somme promise de 55 000 livres. Les frères Castel s’obligent de faire, pour la Province, les emplettes des outils, machines et marchandises nécessaires à l’établissement, de régir la manufacture, de diriger les élèves et ouvriers, et de rendre compte. Pour la récompense de leurs soins, il est accordé la moitié du bénéfice qui proviendra de la vente des ouvrages fabriqués dans la manufacture. »
Au printemps de 1765, l’Intendant de Bourgogne demande à Jérôme de Lalande [6] de remettre à Paris les mémoires pour obtenir le titre de Manufacture Royale ; un titre accordé par un décret du 12 août 1766, avec les privilèges qui y sont rattachés.
Dans un mémoire du 2 octobre 1766, les sieurs Castel affirment qu’ils « ont inventé différentes machines pour abréger la main d’œuvre ; ils ont formé des élèves qui sont actuellement en état de travailler utilement. Ils ont formé, dans le cours de trois ans, cet établissement avec un succès qui a surpassé leurs espérances. »
Les deux objectifs nécessaires ayant été atteints, aucun bénéfice n’a été dégagé et les exigences de « quelques ouvriers formés », venus de Lyon, ont dépassé de beaucoup la valeur de leurs ouvrages. « Non seulement, les frères Castel ont travaillé infructueusement pour eux (…) mais ils ont encore sacrifié leurs propres deniers. (…) Tous les ouvriers qui ont travaillé dans la manufacture ont eu des appointements. » En conclusion, « ils espèrent qu’il leur sera accordé une indemnité ». Un document indique, qu’à propos d’une machine, les frères Castel ont « abandonné une somme de 5 000 livres » dans un différend avec M. de Montpetit. Ce dernier ne cessera d’envoyer des courriers aux autorités locales mais aucun rôle ne lui sera reconnu dans l’élaboration des machines de la manufacture.

Des maîtres horlogers locaux

« Les frères Castel ne prirent des engagements que pour trois années qui sont révolues au premier janvier 1767 » mais la Province de Bresse leur renouvelle sa confiance dès le 5 avril 1766, pour une durée allant jusqu’au 1er janvier 1771. La manufacture compte alors 36 élèves.
À qui a été confiée la destinée de l’horlogerie ? Guillaume et Adrien Castel sont nés à Arnans (canton de Treffort) les 14 septembre 1695 et 24 mars 1698, d’un père horloger. La famille s’installe à Bourg-en-Bresse. La passion de « se perfectionner dans l’art de l’horlogerie détermina le cadet d’aller à Londres (…). Il partit de Bourg en l’année 1727. Les horlogers de Londres passaient, dans ce temps-là, pour avoir la supériorité sur les horlogers de Paris. Il y resta pendant trois ans. Il a vu, pour la première fois, des dentures finies avec une machine [7]. »
Au retour du cadet, les frères Castel travaillent, à Paris, à fabriquer une machine à finir les dentures. En 1742, ils sont de retour à Bourg où ils poursuivent leurs recherches tout en exerçant leur métier d’horloger.
En 1766, ils font donc appel aux frères Goyffon et au sieur Berthod pour qu’il y ait toujours de « bons maîtres directeurs » dans la manufacture. Ils les ont d’ailleurs eus comme apprentis [8]. Les frères Goyffon sont nés à Ceyzériat, d’un père marchand, Albert le 13 juillet 1734, Antoine le 14 mai 1737 et Jean-Joseph le 16 mai 1739. Ils sont horlogers à Bourg ou à Lyon, selon les périodes. François Berthod naît à Bourg le 24 janvier 1737 et, après un apprentissage auprès des frères Castel, il est horloger à Bourg.
Que ces six hommes talentueux soient regroupés à la direction de la manufacture d’horlogerie apparaît logique pour un projet au « pays natal ».

La signature des cinq directeurs.

Après trois ans

La manufacture royale de Bourg ne répond pas aux aspirations des commanditaires. L’Intendant de Bourgogne reproche à la manufacture d’être trop longue « à prendre une certaine consistance » et de trop faire attendre ses ouvrages. Le 12 mars 1768, les frères Goyffon répondent qu’ils ont été sollicités alors qu’ils travaillaient dans des établissements qui ne leur promettaient « qu’un avenir radieux » et la gratification promise n’a pas été versée. Les difficultés rencontrées pour lancer la manufacture doivent être prises en compte et la surprise est « d’avoir pu soutenir jusqu’à présent un établissement aussi considérable avec une somme aussi modique que celle attribuée ». Enfin, ils sollicitent la générosité de l’Intendant car la manufacture est « à la veille d’échouer à la vue de la plus brillante perspective ».
Après l’envoi de deux montres à Paris, « les entrepreneurs de la manufacture » reçoivent une lettre du 22 décembre 1768 où un Intendant à Paris prédit un échec probable : « j’avoue que je vois que votre établissement sera longtemps languissant et ne remplira pas le but de faire tomber le commerce de Genève, si vous ne trouvez pas le moyen d’augmenter beaucoup votre débit. Je crois que vous ne pourrez l’augmenter réellement qu’en donnant vos montres un peu à meilleur marché. (…) Il est indispensable que vous ayez un correspondant à Paris auquel on puisse s’adresser, si l’on a quelque chose à faire réparer à vos montres. »
Au 4 février 1769, la manufacture regroupe 46 hommes : six directeurs, six ouvriers spécialisés, quatre finisseurs, trente ouvriers ou élèves [9]. Aucun document n’indique la production de montres ou autres objets d’horlogerie mais un rapport [10] d’août 1769 constate que « jusqu’à présent, l’on s’est principalement occupé à former des élèves, en sorte qu’à proprement parler, l’établissement a été une école d’horlogerie. (…) Le principal objet de la manufacture était d’attirer, dans le Royaume, le commerce de Genève. Il faut donc l’imiter en établissant des montres de différents prix. (…) L’on sait que les horlogers de Genève emploient une multitude d’ouvriers du Pays de Gex. (…) L’on se flatterait inutilement d’attirer ces ouvriers à Bourg. Ils ne quitteront jamais leur pays natal (…). Il faut donc que l’un des directeurs aille s’installer lui-même à Gex ou à Versoix et, par des avantages, il se les attirera et tous les ouvrages seront versés dans la manufacture. » On ne sait si cette suggestion a été prise en compte.

Deux aspects d’une montre assez luxueuse des frères Goyffon (vers 1770) caractéristique de son époque, avec un décor d’instruments de musique. Photographie Denis Vidalie.

Une nouvelle convention en 1770

Comme la manufacture n’a pas pris son essor « malgré les avances faites par la Province et malgré les soins des directeurs, (…) les parties intéressées en ont recherché la cause et elle s’est trouvée dans la forme de la société contractée [où] chacun d’eux ne retire pas, à son profit particulier, le prix des ouvrages qu’il fait. » Les directeurs ont donc présenté leur situation et affirmé qu’ils ne pouvaient soutenir la manufacture que « si on prenait d’autres arrangements qui les missent en état de faire valoir (…) un établissement utile à l’état général et à la province de Bresse en particulier ».
La société est donc dissoute et la convention du 16 novembre 1770, engage individuellement chacun des cinq directeurs individuels, travaillant désormais pour leur compte personnel, en utilisant en commun, les machines, outils et meubles, installés dans la maison Montaplan. L’ensemble reste la propriété de la Province de Bresse. La convention, pour vingt ans à partir du 1er janvier 1767 (date antérieure à l’accord), précise leur obligation à former des élèves et à respecter le secret concernant les machines. Chacun est redevable, avec la caution d’un membre de sa famille, « pour le cinquième de la somme de trente-sept mille deux cent quatre-vingts livres [37 280], onze sols, trois deniers ».
Le document de huit pages et quinze articles [11], signé le 10 décembre 1770, nous informe que Joseph Goyffon, « maître horloger établi à Paris », reste engagé dans la manufacture, que « la somme de dix mille livres, empruntée aux Dames Ursulines de Châtillon-les-Dombes le 18 avril 1768, a été retirée par eux et employée, à leur profit, dans la manufacture ». Toujours à propos de celle-ci, l’acquisition et l’aménagement des bâtiments ont coûté environ quarante-six mille livres. Une somme de trente mille livres a été empruntée à Monsieur Varenne de Fenille [12].

Montre à répétition de François Berthod. Photographie Denis Vidalie.
Deux aspects d’une montre fabriquée à la Manufacture royale de Bourg-en-Bresse. Photographie Denis Vidalie.

Genève et l’opportunisme de Voltaire

Durant cette période, les autorités de la Province s’intéressent à un autre sujet : les troubles qui agitent Genève pour des problèmes de liberté de conscience, d’égalité de droits sociaux et politiques, que les Bourgeois refusent aux Natifs de la ville. Des Genevois préfèrent alors quitter leur ville et s’installer, en France, dans la commune-frontière de Versoix [13]. Ce mouvement concerne plusieurs centaines d’habitants.
Un rapport d’octobre 1769 indique : « La mésintelligence qui règne aujourd’hui à Genève est une circonstance très avantageuse qui ne doit pas être négligée. Elle nous procure elle-même les moyens d’attirer à Versoix et à Bourg tous les ouvriers nécessaires à l’horlogerie en leur donnant la liberté de conscience. L’occasion est trop favorable pour ne pas la saisir tout de suite. En conséquence, je propose qu’un directeur de la manufacture s’établisse à Versoix pour y attirer les meilleurs finisseurs. »
Un des frères Goyffon effectue un voyage au Pays de Gex pour recruter mais il apparaît rapidement que les horlogers genevois n’accepteront pas de travailler pour la manufacture de Bourg même si l’un d’entre eux, le sieur Bacle, propose la création d’une horlogerie à Versoix ou à Bourg. Ses exigences personnelles sont telles qu’elles ne peuvent être acceptées [14].
Dès février 1770, ces horlogers de Genève ont déjà trouvé l’appui de Voltaire [15] qui, animé de son « amour du bien public en faveur du Pays de Gex », les accueille et leur propose d’établir une horlogerie dans sa ville de Ferney. Il leur prête de l’argent, fait construire une quarantaine de logements et, par ses relations, s’implique dans la distribution de montres vendues moins cher qu’à Genève. Voltaire obtient la franchise des envois et qualifie sa manufacture de Royale sans avoir obtenu le titre officiel. Les effectifs croissent rapidement et passent d’environ quarante à une centaine, d’avril à juillet 1770. Quatre mille montres sont déjà vendues en 1773. Face à l’activisme de Voltaire, la manufacture de Bourg est impuissante et n’ouvrira aucun établissement à Versoix.

ʺVoltaire et les paysansʺ, XVIIIe siècle, par l’Atelier ROSSET. Haut relief en plâtre, patiné terre cuite. Inventaire n°1983.11.22. © Musée des Beaux-Arts Antoine Lécuyer de Saint-Quentin (Aisne).
À gauche, mouvement de montre et, à droite, montre Suzanne et les vieillards avec or, peinture sur émail, de Jean-Antoine Lépine (1720-1814), horloger célèbre pour de nombreuses innovations techniques majeures. Né à Challex (Pays de Gex), il est directeur de la manufacture de Ferney en 1770.

Vers l’arrêt de la manufacture

Un an plus tard, un changement intervient parmi les directeurs. Adrien Castel, « considérant que son âge et la faiblesse de sa santé ne lui permettent pas de remplir, avec tout le soin et le zèle qu’il désirerait, sa place de directeur [16] » se retire et se fait remplacer, le 14 novembre 1771, par Jean Bruno Savarin, précédemment maître horloger à Nantua. Un nouvel inventaire est signé entre la Province de Bresse et les sieurs Goyffon et Berthod le 6 août 1772 [17].
L’intégration du sieur Savarin est difficile et, le 25 septembre 1773, il affirme ne pas avoir accès aux « machines secrètes servant à la construction des montres (…). Il demande, en sa qualité de directeur, à jouir des machines appartenant à la Province, ainsi qu’en jouissent les sieurs Goyffon et Berthod. » Cette situation lui fait perdre des revenus. Il dénonce aussi un commerçant de Bourg « qui fait un commerce de montres, qu’il tire de Genève, [avec l’inscription], sur le cadran, Manufacture de Bourg, sous prétexte qu’il a acheté, du sieur Castel lors de sa retraite, quelques mouvements qu’il lui restait [18] ».
Se cantonnant dans la fabrication de montres de grande qualité, la manufacture poursuit sa « décadence ». Le 7 octobre 1775, « dans ces circonstances, les trois frères Goyffon et le sieur Berthod présentent requête (…), par laquelle, après avoir exposé tous leurs malheurs et toutes les pertes, ils concluent à ce qu’ils soient déchargés des différents engagements qu’ils ont formés avec la Province, ainsi que des sommes qu’ils ont reçues et qu’ils ont employées à l’établissement et entretien de la manufacture. (…) D’un autre côté, le sieur Savarin a aussi donné sa requête [19]. ».

Régulateur de parquet des frères Goyffon, avec la mention "Manufacture royale". Décor soigné. Caisse en bois sculpté, peint et doré. Mécanisme en métal. Cadran en émail. Hauteur totale : 250 cm. Photographie Magali Briat-Philippe.
Montre fabriquée par Jean Bruno Savarin à la Manufacture royale de Bourg-en-Bresse.

Un constat d’échec

Ces requêtes sont examinées lors d’une réunion du 16 janvier 1776 où la Province se reconnaît une part de responsabilité. « Dans le tourbillon d’un premier moment, on ne voit et on ne combine jamais assez (…). Les directeurs étaient tenus d’employer leur temps et leur argent à faire de bons élèves et ils n’avaient pour récompense que le produit des montres qu’ils n’avaient pas le temps de fabriquer. (…) Les sommes qui ont été distribuées doivent être prises pour appointement nécessaire à leur subsistance et pour indemnité du temps qu’ils perdaient à faire des élèves. (…)
Si on les regarde comme entrepreneurs, les sommes [engagées] doivent passer pour secours qu’on leur accordait. C’est ainsi que la Province a accordé, gratuitement, 40 000 livres à la Blanchisserie de Montluel et plus de 60 000 livres à la Manufacture en toiles de fils et coton de Pont-de-Veyle, qui, certainement, ont apporté moins d’utilité que l’horlogerie, qui a procuré, à plus de 300 jeunes gens de la Province, un métier et les moyens de subsister honnêtement. Au surplus, il serait impossible de retirer, aujourd’hui, les sommes des mains de ces directeurs qui n’ont aucun bien et dont les cautions sont leurs pères et mères, gens d’une extrême vieillesse, qui ont à peine du bien pour vivre eux-mêmes. (…)
Il faut cependant faire une distinction entre les sieurs Goyffon et Berthod, qui ont réellement coopéré à cet établissement et ont rempli, autant qu’ils ont pu, les vues de la Province presque pendant tout le temps de sa durée, et le sieur Savarin qui n’est directeur que depuis environ trois ans.
Pour ces raisons, le traité du 10 décembre 1770 est déclaré nul et résolu et [les directeurs] seront tenus de remettre incessamment tous les outils, ouvrages et machines existant actuellement dans la manufacture. (…), de les décharger du paiement de toutes les sommes qu’ils ont reçues de la Province. (…) À l’égard du sieur Savarin, ordonner que, de la somme qu’il a reçue, il sera tenu d’en rembourser huit mille livres. (…)
La Maison de Montaplan et dépendances, ainsi que les outils, ouvrages et machines seront vendus à la diligence des syndics. (…) Les directeurs seront tenus de laisser libre de toutes occupations, à la Saint-Jean-Baptiste prochaine [24 juin], les maisons, jardin, pré et dépendances [20].
 »

En-tête des différentes brochures éditées pour la vente des matériels. Monsieur Delalande est cité comme un intermédiaire à Paris. A.D. Ain. C936

La liquidation

Les mois qui suivent sont occupés à régler la cessation de l’activité. Il est demandé aux directeurs de dresser le bilan de leur production « depuis le 25 novembre 1770 jusqu’au 14 avril 1776 ». Durant cette période de 65 mois, les frères Goyffon ont fabriqué 207 montres et 4 pendules de cheminée et le sieur Berthod, 71 montres [21]. Ensuite, ces directeurs devront s’acquitter d’arriérés, fixés par la Province.
La maison Montaplan est vendue en 1777, les outils et machines à partir de la même année. Plusieurs ventes aux enchères se suivent sans connaître le plein succès, « quoi qu’on ait annoncé, depuis cinq ans, cette vente dans les villes de Paris, Lyon, Genève, Versoix et Gex ». En outre, « au mois d’août 1782, un horloger de Genève et un autre de Lyon vinrent visiter les machines et outils et on convint de les leur abandonner pour 2 400 livres » mais ils ne confirmèrent pas leur achat. Aussi « les sieurs Goyffon demandent que la Province leur en fasse don. (…) Les syndics consentent, en considération de ce que les machines sont à un tel point de dépérissement, qu’elles n’ont presque plus de valeur. Depuis qu’elles sont faites, on en a inventé de nouvelles, moins compliquées et qui sont d’une exécution plus facile. Ils observent que c’est une espèce de justice à rendre aux sieurs Goyffon qui (…) ont exactement payé la somme entière, sans aucune diminution, tandis qu’on a été forcé de faire guerre aux sieurs Berthod et Savarin [22] ».
Le dernier document concernant la manufacture date du 8 mai 1788 où « nous, Intendant de Bourgogne, (…) avons déclaré le comptable reliquataire de la somme de 8 874 livres, 10 sous et 2 deniers, qui sera employée au profit dudit pays ».

Épilogue

La manufacture d’horlogerie créée par Voltaire ne survit guère à son décès, en 1778. « Ses successeurs désignés, Marie-Louise Denis sa maîtresse ou son petit-neveu Alexandre de Dompierre d’Hornoy ne se sentent pas du tout concernés. La manufacture périclite doucement et s’éteint en 1792 [23]. »
Si Bourg a échoué, le Jura [24] a réussi à implanter une horlogerie française. Après une formation au Locle (Suisse) et un emploi chez Jean-Jacques Jeanneret-Gris, inventeur de procédés mécaniques de production, Frédéric Japy crée sa propre maison en 1776, à Beaucourt (Doubs) et met en place une manufacture avec « un parc de machines-outils destinées à fabriquer des ébauches de montres, lesquelles sortent de l’établissement à un coût défiant toute concurrence. (…) En 1806, le fondateur se retire des affaires, laissant une entreprise florissante à ses trois fils, Frédéric, Louis et Pierre Japy. Sous leur conduite, la manufacture acquiert une renommée internationale. Pionnier de l’ère industrielle, Frédéric Japy impose une mutation profonde au mode de fabrication de la montre. Les ébauches (…) sont produites en série sur un lieu qui centralise une population d’ouvriers [25]. »
Frédéric Japy a mis en pratique ce que préconisait un mémoire présenté à Bourg-en-Bresse cinquante ans plus tôt… ■

Annexe n° 1 : Ventes des frères Goyffon de 1770 à 1776. A.D. Ain. C936, n° 178.

Annexe n° 2 : Ventes de François Berthod de 1770 à 1776. A.D. Ain. C936, n° 179.

Pour en savoir plus sur les termes techniques d’horlogerie, voici le site de la fédération horlogère suisse avec son dictionnaire en ligne, facile à consulter gratuitement :
https://www.fhs.swiss/fre/dictionary.html

Rémi Riche

Décembre 2021
Sont remerciés pour leur collaboration : André Abbiateci, Anne Autissier, Magali Briat-Philippe, Claude Brichon, Lucien Ducolomb, Gyliane Millet.
Archives départementales de l’Ain.
Archives municipales de Bourg-en-Bresse.
Musée du Monastère royal de Brou.
Bibliothèque du Musée de Brou.
Bibliothèque municipale de la Part-Dieu.
Musée des Beaux-Arts Antoine Lécuyer de Saint-Quentin (Aisne).
Musée Carnavalet à Paris.
Musée des Arts et Métiers de Paris.
Musée du temps à Besançon (Doubs).
Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève (Suisse).

Avertissement

Les aspects techniques ont été volontairement occultés. Les lecteurs intéressés se reporteront vers les ouvrages cités dans la bibliographie.

Bibliographie

COUSTANS Marie-Pia & GALAZZO Daniel. Horlogerie française, le temps au quotidien. Glénat. 2013.
FLÉCHON Dominique. La conquête du temps. Flammarion. 2011.
Adolphe Chapiro. Jean-Antoine Lépine, horloger. Les éditions de l’amateur. 1988.
Fritz von Osterhausen. Dictionnaire de l’horlogerie. Art et Images. 2014.

Photos

[1Les citations qui suivent sont extraites de documents, parfois non numérotés, du dossier C934 des Archives départementales de l’Ain (A.D. Ain).

[2Armand-Vincent de Montpetit, né à Mâcon le 13 décembre 1813, marié à Bourg en 1749. À partir de quinze ans, il s’intéresse aux arts et à la mécanique. En 1753, il part pour Paris en emportant diverses pièces d’horlogerie. Il met au point un procédé de peinture à l’émail, utilisé pour les montres. Il décède à Paris le 30 avril 1800. D’après l’Académie des sciences, arts et belles lettres de Dijon.

[3Citations extraites d’un mémoire non daté, sans doute adressé à l’intendant de Bourgogne. A.D. Ain. C934.

[4Lettre écrite de Belley du 18 mars 1761. A.D. Ain. C934.

[5Ce thème est repris dans l’épilogue de cette chronique.

[6Astronome né à Bourg en 1732, décédé à Paris en 1807.

[7A.D. Ain. C935 n° 22.

[8Répertoire des artistes et ouvriers d’art de l’Ain.

[9A.D. Ain. C935-137.

[10A.D. Ain. C934-125.

[11A.D. Ain. C936, n°55.

[12Né à Dijon en 1730, avocat puis receveur des impôts, agronome et spécialiste de sylviculture. Arrêté et guillotiné à Lyon en 1794.

[13En 1815, elle sera intégrée au canton de Genève, lui-même intégré à la Confédération suisse.

[14A.D. Ain. C936.

[15François-Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778), écrivain, philosophe et homme d’affaires. Il a acquis le château de Ferney en 1759.

[16A.D. Ain. C936, n° 52.

[17Document non référencé (C934) mais documenté pour ceux qui s’intéressent aux techniques de l’horlogerie du XVIIIe siècle.

[18A.D. Ain. C935 n° 155 et C936, n° 46.

[19A.D. Ain. C936, n° 174.

[20A.D. Ain. C936, n° 174.

[21A.D. Ain. C936, n° 178 et 179. Voir les documents à la suite de cette chronique.

[22A.D. Ain. C936, n° 171 (octobre 1782) et 170 (septembre 1784).

[23Horlogerie française, le temps du quotidien.

[24En réalité, dans le futur département du Doubs.

[25La conquête du temps.

Partager cette page

  • Partager par mail
  • Partager sur Facebook
  • Partager sur Twitter