Les marchés de campagne de la Bresse
Marché mensuel, marché des producteurs, marché occasionnel ou marché itinérant… La crise sanitaire, due à la Covid 19, a entraîné un regain ou des renaissances de marchés qui périclitaient parfois. À propos, comment ces marchés étaient-ils organisés dans le passé ? Quelle est leur histoire, fort peu écrite par ailleurs ? Cet article les étudie, sauf celui de Bourg qui occupe une place particulière, au cœur de la Bresse de l’Ain et qui sera évoqué ultérieurement.
PREMIÈRE PARTIE : DEPUIS DES TEMPS IMMÉMORIAUX
Les premiers marchés
Quand apparaissent les marchés réguliers ? Comment définir un marché hebdomadaire et le différencier d’une foire ? Après la sédentarisation de l’homme, les échanges deviennent nécessaires et « l’apparition de la monnaie fait que le troc cède la place aux achats et aux ventes ; le terrain du marché est considéré comme neutre, sous la protection d’une divinité. (…) La foire ou le marché, c’est un rendez-vous périodique de vendeurs et d’acheteurs, en des lieux fixes, avec les garanties d’une organisation spéciale. (…) La foire devient le centre du grand commerce avec un vaste rayon d’influence. Plus modeste, le marché n’attire que le petit commerce et à des intervalles très rapprochés [1] ».
Aux origines, le paysan vivait presque en autarcie et dans un milieu assez restreint, imposé par le défaut de communication. Il n’allait guère au-delà du marché local pour vendre le surplus de ses productions. Et « on voit des marchés dans la plupart des villages dès que les documents nous font connaître le détail de l’économie seigneuriale (IXe siècle). (…) En fait, le marché est un élément économique de la seigneurie foncière. (…) L’expansion des XIe et XII e siècles donne aux villageois une grande liberté de transaction, dans un cadre juridique défini par le seigneur. Celui-ci assure la police et prélève son droit [2] ».
Au Moyen Âge, le seigneur accorde le droit de tenir un marché dans quelques-uns des villages de son territoire. Ces marchés sont parfois évoqués dans les chartes de franchises, comme dans celle accordée aux habitants de Lent, en avril 1269, par Renaud comte de Forez et seigneur de Beaujeu. En 1272, la Bresse passe de la sirerie de Bâgé à la Maison de Savoie, qui contrôle désormais foires et marchés.
Sur le territoire français, ceux-ci dépendent de la seule autorité du roi lorsque la royauté redevient forte, sous le règne de Charles V (1364-1380). Leur création est alors confirmée par écrit, par des Lettres patentes, comme pour Foissiat, en 1546, pendant la courte période où la Bresse est française une première fois (1539-1569). « Les marchés sont réglementés de nouveau en 1562 par une ordonnance du Lieutenant du Baillage de Bresse. (...) Supprimés après la conquête française [1601], des marchés ne furent rétablis qu’en 1683 », écrit l’historien Eugène Dubois [3].
En réalité, comme ailleurs en France, peu de Lettres patentes ont été conservées dans les archives et il est difficile de suivre l’évolution des marchés. Selon la mémoire paysanne, ils datent alors « des temps immémoriaux ».
Quelques marchés
Des notations se retrouvent néanmoins dans quelques dossiers. Ainsi, des ordonnances indiquent qu’un marché aux volailles est autorisé, à Bourg, le 5 novembre 1648 et que le marché de Coligny [4] est créé en juillet 1762. À Saint-Laurent-lès-Mâcon, le 29 avril 1769, le curé se fait le porte-parole des habitants de cette ville qui s’inquiètent des prétentions de Mâcon à s’accaparer leur marché après l’aménagement des quais sur la rive droite de la Saône [5].
En définitive, combien de marchés existaient-ils à la fin de l’Ancien Régime, en Bresse ? La réponse apparaît dans un almanach publié en 1784 par le libraire Comte, à Bourg. Ils sont seulement au nombre de neuf : à Pont-de-Veyle le lundi, à Bâgé-le-Châtel et Montrevel le mardi, à Bourg et Pont-de-Vaux le mercredi, à Treffort et Coligny le jeudi, à Saint-Laurent-les-Mâcon le samedi, à Saint-Julien-sur-Reysouze le samedi pendant la période du Carême (période liturgique d’environ quarante jours, avant Pâques). Le territoire, où les voies de communication restent sommaires, est relativement bien occupé, même si Ceyzériat et Pont-d’Ain n’y figurent pas.
À l’inverse, les foires sont très nombreuses et certaines sont complétées par des déballages marchands où le paysan peut acquérir de l’outillage ou du nécessaire à sa vie quotidienne. Ces foires sont fréquentées aussi par des colporteurs, saltimbanques, bonimenteurs ou encore vendeurs de remèdes ou d’élixirs, à l’affût de la crédulité du peuple.
Après la Révolution
Durant la Révolution, les partisans d’une liberté totale du commerce s’opposent aux défenseurs de notions d’ordre et de police. Le pouvoir hésite car tout marché est un rassemblement où des opposants peuvent se retrouver, voire comploter, et la gendarmerie ne peut être présente partout. Alors, le décret d’octobre 1793 qui maintient « les marchés dans leurs arrondissements d’avant 1789 » est prorogé jusqu’au 22 floréal an VI (11 mai 1798) où le Directoire impose le calendrier républicain. Dès lors, les marchés sont fixés comme « les jours de foire sont attribués par les consuls sur le rapport du ministre de l’Intérieur et sur l’avis du préfet [6] ». Dans les campagnes, comme à Saint-Julien-sur-Reyssouze, le calendrier républicain n’a pas été appliqué et le marché a gardé son rythme hebdomadaire. Ensuite, sous l’Empire, la liste des marchés de 1808, publiée par le préfet Bossi dans sa Statistique pour le département de l’Ain, est identique à celle de 1784.
Après la Révolution et l’Empire, une ordonnance royale du 26 avril 1814 prescrit une enquête sur les marchés. Dans l’Ain, le dossier aboutit à la Circulaire relative à l’institution définitive des foires et marchés du département [7] du 22 mai 1822. Les marchés autorisés sont ceux de Bourg (mercredi), Bâgé-le-Châtel (mardi), Feillens (dimanche), Saint-Laurent (samedi), Coligny (jeudi), Montrevel (mardi et vendredi), Pont-de-Vaux (mercredi), Pont-de-Veyle (lundi et vendredi), Treffort (jeudi), Chavannes-sur-Suran (mardi), Saint-Trivier-de-Courtes (samedi) et Saint-Julien-sur-Reyssouze (lundi). Ces marchés sont à peine plus nombreux que ceux de la liste de 1784.
Des anecdotes au fil des dossiers
Des maires demandent l’autorisation d’établir un marché hebdomadaire et une nouvelle enquête générale est lancée par l’administration préfectorale en 1863. Les dossiers des Archives départementales [8] sont incomplets mais apportent quelques informations, livrées ici pêle-mêle. La commune de Saint-Julien-sur-Reyssouze a obtenu le maintien de son marché du lundi, grâce à un arrêté préfectoral du 20 août 1808, après un procès contre « la ridicule prétention » de Saint-Trivier-de-Courtes. Le marché de Marboz a été autorisé par une décision ministérielle du 2 février 1827. Alors qu’il s’est établi, « sans autorisation, un marché aux veaux et aux produits agricoles », Manziat demande, le 8 août 1847, l’établissement d’un marché, le jeudi et l’autorisation parvient après quelques années. Saint-Étienne-du-Bois a connu aussi une longue attente après une demande initiale du 21 juin 1832. Pont-d’Ain et Feillens figurent dans la liste ; Saint-Trivier-de-Courtes a obtenu le déplacement de son marché au jeudi, par un arrêté préfectoral du 19 décembre 1861.
Quelques mois après l’édification d’un « pont suspendu et en fil de fer » à Serrières-sur-Ain [9], Hautecourt met en avant sa situation pour demander, en décembre 1834, un marché le jeudi. « Ayant une population de 1 100 âmes, la commune possède les auberges et le logement nécessaire pour recevoir les individus qui se rendraient au marché, placée sur la route royale de Nevers à Genève. Elle sera le point intermédiaire des marchés de Bourg et Nantua. Les communes environnantes, formant une population de huit mille âmes, viendront vendre ou acheter des denrées dans le marché d’Hautecourt. (…) Il en résultera nécessairement une moindre perte de temps et moins de dépenses à faire. (…) D’autre part, le marché d’Hautecourt pourra servir encore pour le débit du vin du Revermont, d’autant plus qu’ils [les gens] les auront à meilleur marché que les vins de Cerdon et du Bas-Bugey dont ils sont d’ailleurs plus éloignés. » Malgré cette argumentation, l’autorisation n’est pas accordée. Priay connaît le même refus, après la délibération municipale du 10 novembre 1838.
En 1843, Saint-Julien-sur-Reyssouze demande l’extension de son marché et la note préfectorale d’enquête juge que « la prospérité du marché est encore singulièrement accrue par l’établissement du chemin de grande vicinalité n°24 de Saint-Amour à la Saône qui en facilite l’abord en tout temps, indépendamment de la route royale n°75. L’extension que prend chaque jour l’agriculture, notamment par le plus grand nombre de bestiaux qui s’élèvent dans les campagnes, fait sentir de plus en plus aux propriétaires et fermiers le besoin de trouver, à leur proximité, les moyens d’écouler leurs produits sans de trop grands déplacements et à moindres frais possibles. C’est par cette considération que Saint-Julien-sur-Reyssouze, répondant aux vœux et aux besoins des communes qui l’avoisinent, demande l’autorisation d’ajouter le commerce des vaches fruitières à son marché du premier lundi de chaque mois. » À terme, cette demande aboutit, non pas à l’extension du marché, mais à la création d’une foire aux bestiaux le premier lundi du mois, dans les années 1860.
Le 27 mars 1844, après l’approbation du préfet, le maire de Bâgé-le-Châtel publie l’arrêté de création « d’un marché de bois de chauffage [qui] sera placé, les jours de marché, dans la grand’rue, au nord-ouest de l’église paroissiale et dans celle du faubourg de Mâcon. (…) Les voitures chargées de bois stationneront sur deux lignes, de manière à laisser la chaussée des rues entièrement libre. » Ce marché évitera « aux habitants de faire des courses dans la campagne souvent longues et infructueuses et, peut-être, aux indigents de ravager les propriétés ».
Il se tient aussi des marchés « illicites », selon le terme employé par l’administration. « Depuis le mois d’avril 1855, il s’est établi naturellement un marché à Cormoz, qui a lieu le mardi de chaque semaine » et le conseil municipal en demande la régularisation le 13 mai 1861. Au hameau du Logis-Neuf de Confrançon, le mardi et le vendredi de chaque semaine, un marché « non volontaire » s’est installé. La demande de régularisation, de février 1863, aboutit à un arrêté préfectoral du 15 septembre 1862 pour un marché « le vendredi de chaque semaine, sauf pour les bestiaux ».
Des halles anciennes ou nouvelles
Déjà sous l’Ancien Régime, des communes se sont équipées de halles pour leur marché. Eugène Dubois [10] note : « En 1487, les habitants de Pont-de-Veyle achètent (...) une maison et un jardin pour y bâtir une halle publique. Il y en avait cependant une plus ancienne puisque, en 1275, les seigneurs se réservent le droit des halles ».
Une visite du 4 février 1715 évoque les travaux à entreprendre à celle de Lent, près de Bourg, « soutenue par trente-neuf piliers de bois, dont le premier à l’entrée, du côté du soir, est pourri et a besoin d’être changé et un autre, par le milieu, du même côté ». Quelques chevrons sont à remplacer et la toiture doit être remaniée avec huit milliers de tuiles (plates, à crochets). Un devis du 28 avril 1781, de moindre importance, concerne la halle de Pont-de-Veyle [11]. Celle de Bâgé-le-Châtel s’écroule en 1786 et la commune sollicite la préfecture, le 27 décembre 1808, pour engager « les travaux nécessaires pour en faire une place utile et agréable [12] ».
La halle de Foissiat fait l’objet d’un litige en 1812. Elle a été élevée à une date indéterminée sur un terrain communal (ou devenu communal). Les héritiers du comte de Montrevel la vendent et les acquéreurs souhaitent la démolir pour en récupérer les matériaux. La commune, qui l’a déjà réparée à deux reprises (1801 et 1809) s’y oppose. À l’issue des procédures, un arrangement est trouvé. Le 31 octobre 1817, la commune est autorisée à l’acquérir au prix estimé des matériaux, augmenté de pénalités de retard de paiement. À Treffort, le 2 août 1839, un devis est établi pour « la construction de la halle aux blés, pour les foires et les marchés » avec des colonnes en pierre de taille, une toiture à charpente de bois et douze milliers de tuiles creuses. Cet édifice, terminé en décembre 1839, remplace une précédente halle, « toute en bois, incendiée en 1829 [13] ».
À Montrevel, au conseil du 8 février 1853, le maire aborde « la question si importante pour la commune et les communes circonvoisines, l’établissement d’une grenette au chef-lieu du canton ». Le projet est approuvé, l’emplacement discuté puis choisi « sur la place de la promenade » et les travaux sont adjugés le 1er mars 1854 [14].
Autorisée depuis peu à « vendre des grains de toute espèce sur le marché hebdomadaire », la commune de Saint-Julien-sur-Reyssouze, le 17 avril 1856, « a fait choix, pour l’établissement d’une halle, indispensable pour le commerce des grains, d’une maison située au centre de la rue principale, avec un jardin, au nord ». Et le 8 janvier 1865, le conseil constate que la maison, acquise en 1864, « qui a servi de halle provisoire, ne répond pas au besoin du public (…) ; que l’heure est arrivée de songer sérieusement à la construction nouvelle, et surtout, par le choix de l’emplacement, de lui ménager les abords les plus faciles ». Face à deux projets de construction, l’église et la halle, « le conseil municipal, après avoir mûrement délibéré sur la proposition de M. le Maire, accepte avec empressement son offre d’avancer les fonds, sans intérêt ». La construction est lancée et le premier acompte des travaux est payé le 27 novembre 1865 [15].
Cette évocation des halles ou grenettes n’est pas exhaustive et le tableau ci-après clôt la période du Second Empire et des régimes précédents.
Mercure préside le marché de Saint-Laurent-lès-Mâcon
Le 9 février 1852, à Saint-Laurent-lès-Mâcon, « par suite de l’érection de la pompe récemment posée sur la place du marché aux blés, le conseil a jugé convenable, par une délibération du 4 novembre 1850, de voter la somme de 600 francs pour l’achat d’une statue de métal représentant Mercure, dieu du paganisme, protecteur du commerce, à poser sur la pompe. (…) Le maire s’est informé dans plusieurs ateliers de fondeurs et de statuaires de Paris, Lyon. On lui a présenté quelques modèles mais ils étaient de trop petite forme et ne pouvaient remplir le but proposé.
Son prédécesseur et lui ont jugé à propos de traiter avec le sieur Gachassier, maître sculpteur-mouleur, demeurant à Saint-Laurent, pour le moulage en zinc, d’une statue représentant Mercure, supporté par un globe hémisphérique, tenant à la main droite un flambeau et, à celle de gauche, un caducée, d’après un petit modèle d’académie, vu et approuvé par des hommes de l’art, moyennant une somme à payer sur les fonds libres de la commune.
Conformément à ce traité, le sieur Gachassier s’est mis à l’œuvre et, après avoir établi son modèle en plâtre, a coulé la statue de Mercure, haute de 2,07 mètres, au moment où il va s’élancer dans les airs. On a placé dans son intérieur un tuyau en plomb pour conduire le gaz dans la lanterne qui sera mise dans le flambeau. Cette statue exécutée a été posée sur la pompe-piédestal en janvier dernier et a été inaugurée le jour du chant du Te deum, en action de grâce des événements du 2 décembre dernier et, en général, on la trouve bien faite.
Considérant que cette statue sert d’ornement à la place, le conseil décide, à l’unanimité, que la commune paye au sieur Gachassier les 1 100 francs qu’il réclame pour coût et pose de la statue.
Ainsi délibéré à Saint-Laurent le 9 février 1852. »
(Extrait du dossier, non répertorié en septembre 2021, des A.D. Ain. Série O.)
DEUXIÈME PARTIE : SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
Un fort accroissement
Déjà amorcée antérieurement, la progression du nombre de marchés va se poursuivre, dans la campagne de Bresse, sous la Troisième République qui succède au Second Empire, en 1870. Par l’arrivée et le développement du chemin de fer, par l’amélioration des routes, par les nombreux concours dotés de primes d’encouragement, l’agriculture s’est fortement développée et ses productions s’écoulent essentiellement dans ses foires et marchés.
La décentralisation progressive en a favorisé le développement. « Pour la première fois, le pouvoir décisionnel appartient à des représentants élus et non pas au souverain (…). Refuser des demandes de foires et de marchés quand on est ministre à Paris ou même préfet n’a pas les mêmes conséquences que lorsqu’on est conseiller général élu avec l’obligation de se présenter régulièrement devant ses électeurs [16]. » En effet, la loi d’avril 1884 confie au Conseil général l’examen des demandes des communes, après l’avis du Conseil d’arrondissement.
Durant cette période de forte activité, s’ajoutent progressivement les communes d’Attignat, Beaupont, Béréziat, Cras-sur-Reyssouze, Dompierre-sur-Ain, Foissiat, Lent, Meillonnas, Polliat, Saint-André-sur-Vieux-Jonc, Saint-Cyr-sur-Menthon, Saint-Didier-d’Aussiat, Saint-Just, Sermoyer, Villereversure et Viriat. La plupart avait des foires aux bestiaux ponctuelles et, à la veille de la Grande Guerre, 34 communes organisent au moins un marché hebdomadaire. En outre, ces marchés prennent de l’ampleur car ils bénéficient de la forte expansion de Lyon dont la population triple (multipliée par 2,96), en soixante ans, passant de 177 190 habitants en 1851 à 523 796 en 1911.
Les marchés exigent davantage de surface et des communes comme Montrevel en 1881 ou Cormoz en 1900 acquièrent de vieilles bâtisses pour agrandir leur place publique. Du premier vote en conseil municipal à la concrétisation, les démarches exigent plusieurs années. D’autres communes, « vu la demande des habitants et des bouchers », souhaitent ajouter le commerce des veaux à leur marché comme Dompierre-sur-Ain autorisée en août 1884, Coligny en septembre 1885 ou d’autres encore, non répertoriées ici.
De nouvelles taxes
Au début des années 1900, seules quatorze communes [17] de l’Ain ont établi un octroi pour percevoir des taxes sur les marchandises échangées. Il est aussi d’usage de taxer le bétail amené sur les foires mais des communes, à l’image de Bâgé-le-Châtel, estiment, « afin d’augmenter les revenus des communes, d’établir des droits à percevoir sur la volaille vivante ou morte, les gibiers de toute nature, le beurre, les œufs, le fromage, qui n’ont jamais été taxés jusqu’à présent [18] ».
Ces listes sont intéressantes car elles indiquent les marchandises vendues sur les marchés, que le beurre et les fromages sont fabriqués dans chaque ferme et taxés « par panier à bras ». L’appellation ʺvolaillesʺ sous-entend les poulets et poules, vendus dans des cages taxées selon leur contenance, cinq ou six, et ensuite plus. Les autres volailles sont dénommées selon leur espèce : oies, dindons, canards ou pigeons. On vend aussi du gibier (lapins, lièvres, perdrix, bécasses ou sarcelles) et des nuisibles (loutre, fouine, putois ou renards) pour leur fourrure. Les femmes endimanchées portent volontiers un ʺrenardʺ comme étole. Certains produits sont saisonniers et les apports de beurre et de fromages vont diminuer après l’apparition des beurreries-fromageries, dans les années 1920-1930.
Les coquetiers, rois des marchés
Tout marché de Bresse n’a d’importance que s’il attire les coquetiers qui vont emporter un grand nombre de marchandises pour les conditionner et les revendre ensuite dans les commerces des villes. Aussi, le 20 avril 1836, le préfet approuve-t-il « la fixation à cent francs par an, soit vingt-cinq francs par trimestre, de l’indemnité accordée par la commune de Pont-d’Ain, à titre d’encouragement en faveur des marchands coquetiers de cette commune qui feront valoir les marchés en achetant le plus de beurre, œufs, volailles, etc… [19] ».
Les différentes illustrations démontrent l’importance de la volaille, qui a acquis une grande renommée grâce aux concours de fin d’année [20], depuis décembre 1862 et aux comices agricoles. On peut s’étonner de l’uniformité d’une volaille, produite par des milliers de fermières mais acquise par l’action des coquetiers, redoutables sur les marchés. Ils ont leurs habitudes, parcourent les allées des cages déposées au sol, repèrent les meilleurs lots. Au tintement de la sonnerie lançant les transactions, ils ouvrent les cages, prennent un ou deux poulets par les ailes, les examinent, sollicitent le prix demandé et proposent le leur. La négociation s’engage, rapide si la demande assurera la revente, plus longue dans le cas contraire. Parfois, aucun accord n’est trouvé mais le coquetier griffonne sa dernière proposition sur un bulletin, sachant que les chances sont faibles qu’un confrère propose davantage.
Ainsi, d’un geste sûr, d’un regard, le coquetier juge la qualité sanitaire d’un élevage, l’uniformité d’un lot. La volaille de Bresse maintient son excellence par ces comportements. Ils incitent les fermes à mieux gérer la production de leur basse-cour. On y sélectionne les meilleurs reproducteurs et, à la table de la ferme, on ne mange pas les plus beaux sujets mais ceux qui détonneraient dans un lot. Il en est de même pour les œufs et toute autre production : la qualité assurant de meilleurs revenus.
En peu de temps, les transactions ont ainsi été effectuées. Après, les cages sont transportées vers le véhicule du coquetier qui entasse ses volailles dans ses propres cages, rangées les unes sur les autres. Ensuite, la fermière se fait payer et part effectuer ses emplettes de ménage. Partout, c’est le même processus et les volailles de Bresse, après l’abattage chez le coquetier, vont être appréciées sur les tables de Lyon, Genève, Paris, des villes thermales et des villégiatures de la Côte d’Azur. Il y a aussi tout un savoir-faire pour l’expédition des volailles mortes, lorsque les conditions atmosphériques le permettent.
Les coquetiers ont acquis un pouvoir et ils contestent la mise en place des taxes aux vendeurs car eux-mêmes paient des droits d’accès. Saint-Julien-sur-Reyssouze préfère les abandonner dès février 1907, pour ne pas mettre en danger son marché. Un bras de fer s’engage à Bourg-en-Bresse où les coquetiers, qui se sont regroupés en un syndicat, désertent le marché du 20 février 1907. Le prix des volailles et des œufs s’effondre, la rumeur court en ville et de nombreuses ménagères se précipitent pour profiter de l’aubaine, qui cesse après l’arrivée de marchands de Genève et d’Oyonnax. Le conflit perdure jusqu’en juillet mais la ville n’a pas cédé.
Au temps des conflits
La France a connu deux conflits mondiaux meurtriers. Durant celui de 1914-1918, le front était éloigné mais il a privé les fermes de nombreux bras et les rendements ont fortement chuté. Il a fallu tout contingenter, importer de la farine. Leur production étant saisonnière, les œufs ont manqué. Même si elle a alimenté le front et envoyé des colis à ses soldats, la campagne a moins souffert des diverses restrictions et la qualité de la volaille de Bresse a été maintenue. L’empressement à acheter des coquetiers a rendu difficile l’application de la réglementation des marchés et la lutte contre les fraudes sur la qualité des produits comme le lait et le beurre.
La Seconde Guerre a vu l’envahissement du pays et les fortes exigences de l’ennemi en approvisionnements. Le marché noir s’est installé rapidement et les habitants des villes ont souffert de la faim par la rareté et la cherté des denrées. La qualité de la volaille de Bresse a été sacrifiée et, après-guerre, une des premières mesures a été de la reconstituer, grâce aux seuls trente-deux élevages qui l’avaient maintenue.
En dehors de ces deux périodes, les marchés de Bresse se sont maintenus pour la plupart. Après la Première Guerre, si Confrançon (Logis-Neuf), Meillonnas, Saint-André-sur-Vieux-Jonc ou Saint-Just n’ont pas repris, Buellas, Chevroux ou Domsure ont créé le leur. Après la Seconde Guerre, Bény et Marsonnas ouvrent mais Chevroux, Domsure et Viriat cessent.
Les marchés évoluent, et l’apparition des véhicules automobiles favorise sans doute l’arrivée de nouveaux produits comme les agrumes, le prêt-à-porter ou les objets en "plastique" d’Oyonnax, à côté des ustensiles traditionnels, utiles aux paysans et aux ménagères. Ainsi, c’est le cœur de la Bresse qui bat dans ces marchés. Les foires villageoises ont été progressivement abandonnées puis, dans les années 1960, les halles sont abandonnées et démolies. Des marchés vont être victimes, déjà d’une baisse de la ruralité puis du développement des grandes surfaces, dont l’accès est favorisé par la multiplication des automobiles individuelles. La société évolue vers d’autres valeurs et la pandémie du printemps 2020 a valorisé les circuits courts et les producteurs locaux. ■
À lire par ailleurs
L’association Mémoire de cras a consacré 17 pages au marché local, dans son ouvrage Artisanat, commerces & métiers au village de septembre 2020. L’évocation est fort intéressante car elle signale la création d’un marché pendant la Révolution, le lundi 4 novembre 1793 ; confirmant les hésitations d’alors, entre liberté des échanges et contrôle de l’ordre.
Beaucoup plus tard, dans les années 2010, la commune a tenté de relancer son marché.
Chronique rédigée par Rémi Riche - Septembre 2021.
Avec la participation de Gérard Augustin, Georges Baillet (†), Michel Ballandras, Claude Brichon, Gérard Burdy, Martine Cividin, Ginette et Jean Cornet, Alain Journet, Michèle Laventure, Gyliane Millet, Jean Naëgelen, Christine Riche, Fanny Venuti ; du personnel d’accueil en salle de lecture des Archives départementales de l’Ain.
N.B.
: Seuls les dosiers conservés aux A.D. Ain ont été consultés. Aller dans les communes était une tâche trop ardue. La série O des A.D. Ain est en cours de classement ; ce qui explique les divergences dans les références indiquées dans les notes de bas de page.
Seuls les marchés de l’ancien arrondissement de Bourg sont ici évoqués. Ceux de Mézériat, Vonnas ou Neuville-les-Dames, parfois associés à la Bresse, sont situés dans l’ancien arrondissement de Trévoux.
Le marché de Bourg, ou plutôt les marchés de Bourg, seront étudiés dans une chronique à venir (mois non encore fixé).
Bibliographie
Archives départementales de l’Ain.
Archives municipales de Bourg-en-Bresse.
Médiathèque É. & R. Vailland de Bourg-en-Bresse.
AUBERT Félix. (Bibliographie pour un) Essai historique sur le droit des marchés et des foires, par Paul-Louis Huvelin. 1897 Site Persée.
BALLANDRAS Michel. Vivre à Bâgé au temps de la monarchie française. Les Amis du site, Bâgé Culture et Loisirs. 2009.
Collectif. Richesses touristiques et archéologiques du canton de Montrevel-en-Bresse. Pré-inventaire. 1989.
CORNET Jean. Lent, mille ans d’histoire. Association Lent Patrimoine 01. 2017.
DUBOIS Eugène. Pont-de-Veyle. Notice historique sur la ville. 1893.
FAVIER Jean. Dictionnaire de la France médiévale. Fayard. 1993.
DUBY Georges (sous la direction de). Histoire de la France rurale. Seuil. 1975.
RICHE Rémi. L’Ain 1910-1925. Travailler. Soutenir. Espérer. Chroniques de Bresse. 2017.
RICHE Rémi. Des jours sombres à l’espoir. L’Ain 1939-1945. Chroniques de Bresse. 2020.
THELLIER Isabelle. La création des marchés hebdomadaires. Association d’histoire des sociétés rurales. 2005. Site Cairn.
THOMAS Jack. Le temps des foires. Presses universitaires du Midi.
[1] Félix Aubert. Voir bibliographie.
[2] Jean Favier. Voir bibliographie.
[3] Pont-de-Veyle. Notice historique sur la ville. 1893.
[4] A.M. Bourg. FF44 et A.D. Ain. C67.
[5] Lettre aux syndics de Bresse. A.D. Ain. C181.
[6] Jack Thomas. Voir bibliographie. Dans l’Ain, la transcription est faite par l’arrêté du 3 frimaire, an VII.
[7] A.D. Ain. 3K16.
[8] A.D. Ain. 31M8 et 31M12. Pour l’ensemble de ce paragraphe.
[9] Voir les archives de ce site ou les Chroniques de Bresse n°13-2020.
[10] Ouvrage cité ci-dessus.
[11] A.D. Ain. C520 pour Lent et C147 pour Pont-de-Veyle.
[12] A.D. Ain Série O. 2O2034. Une halle sera reconstruite, au même lieu, en 1955.
[13] A.D. Ain. Série O. Dossier Foissiat et dossier Treffort 2O3.
[14] A.D. Ain. Série O. Dossier Montrevel 2O4.
[15] A.D. Ain. Série O. Dossier Saint-Julien-sur-Reyssouze.
[16] Le temps des foires. Voir bibliographie.
[17] Le bulletin de statistique et de législation comparé (1877-1940). Site Gallica.
[18] Conseil municipal de Bâgé-le-Châtel du 20 novembre 1905. A.D. Ain. Série O. 3O322.
[19] A.D. Ain. Série O. Dossier Pont-d’Ain 2O2.
[20] Désormais appelés les « Glorieuses de Bresse.