La Glacière de Bourg : des rafraîchissements à la salle de spectacle
D’abord un entrepôt pour conserver la glace hivernale jusqu’à l’été, la "Glacière" de Bourg-en-Bresse s’est muée, à la fin du XXe, en un des lieux de divertissement préférés des Burgiens.
PREMIÈRE PARTIE : LES GLACIÈRES Histoire de l’utilisation de la glace
L’utilisation de la glace comme moyen de conservation des aliments remonte sûrement à la préhistoire. On a retrouvé, en Mésopotamie, des vestiges relatifs à l’usage et au commerce de la glace datant de 2000 ans avant notre ère.
Dans la Rome antique, l’usage de la glace se diversifie. L’empereur Néron aurait imaginé un double processus : d’abord faire bouillir de la glace pour la rendre plus pure puis la réfrigérer en plongeant le récipient dans un bain de neige. Ce nouveau breuvage d’eau fraîche, pure ou intégrant les principes actifs de plantes, est appelé « decocta ».
La technique de réalisation de sorbets et glaces doit sûrement son origine aux Chinois qui l’ont, par la suite, transmise aux Persans et aux Arabes qui, eux-mêmes, l’ont fait connaître aux Italiens. Cette technique consistait à faire couler sur les parois extérieures d’un récipient contenant du sirop un mélange très réfrigérant, composé de neige et de salpêtre. La légende rapporte que Catherine de Médicis (1519-1589)mit à la mode, en France, la consommation de ces friandises, après son mariage avec Henri II [1].
En Europe, la période de refroidissement appelée « le petit âge glaciaire », qui sévit de 1350 à 1850, apporte une provision importante de la matière première de neige et de glace. Il en résulte une augmentation et une diversification des usages de la glace qui intègrent, ainsi, différentes pratiques médicales. Les seuls freins à son utilisation sont sa récolte, son transport et sa conservation.
Conservation de la glace
L’utilisation de la glace est réservée aux classes privilégiées car, seule, la grande aristocratie a les moyens financiers à la réalisation de bâtiments spécifiquement dédiés à sa conservation. Ces glacières qui, au début, ne sont que de simples trous emplis de paille, se sophistiquent rapidement. À la mode sous Louis XIII, elles deviennent, sous Louis XIV, indispensables à toute maison aristocratique. Le parc du château de Versailles en a contenu jusqu’à treize. Elles sont si bien construites que celle du petit Trianon, inaugurée en 1696, est encore utilisée en 1909.
Les glacières les mieux conçues peuvent perdre moins d’un quart de la récolte entre la période hivernale et leur consommation en été. Ces cuves de stockage sont assez importantes : 5 mètres de large pour celle du Trianon, 9,5 mètres pour celle du château de Chantilly.
Plus tard, les glacières à vocation commerciale seront encore plus importantes comme celle de Sainte-Baume offrant un diamètre de 19 mètres pour une profondeur de 25 mètres. Conçues pour avoir des qualités isothermes, elles utilisent quelquefois des cavités naturelles, mais le plus souvent, sont construites en maçonnerie. Elles sont alors couvertes d’un dôme, lui-même protégé par un tertre en terre, surmonté d’une petite construction servant d’entrée à l’édifice. Un système d’évacuation permet d’écouler les eaux de fonte.
La méthode de conservation consiste à descendre un chargement de bloc de glace, de l’arroser d’eau pour solidifier l’ensemble puis de le recouvrir de paille avant de constituer une nouvelle couche.
En été, la glace ou la neige ainsi conservées sont acheminées, de nuit, depuis les lieux de stockage vers les lieux de consommation. Suivant l’éloignement, le transport s’effectue à dos d’hommes, d’ânes ou de charrettes tractées par des chevaux ou des bœufs.
Récolte de la glace
Au Moyen-Âge, les lieux d’extraction de la glace sont, souvent, des points d’eau naturels : lacs, cours d’eau ou étangs placés à proximité de la demeure seigneuriale ou glacière. L’extraction se fait à l’aide d’outils manuels : scies, haches, pelles pour la séparation des blocs.
Au XVIIe siècle, la consommation de la glace ne se limite plus aux tables aristocratiques mais s’élargit aux lieux de divertissement. Ainsi, en 1684, un Italien ouvre, place de la Comédie à Paris, un café spécialisé dans la vente de sorbet et de glace qui devint, très rapidement, à la mode.
Cette augmentation de la consommation entraine la nécessité de créer des lieux de production plus importants, conçus pour en faciliter l’extraction. Dans les régions froides ou en montagne, on creuse des bassins très étendus et de faible profondeur : moins de 50 cm, alimentés par des petits cours d’eau, comme à Lus-la-Croix-Haute (Drôme) ou ailleurs.
Au XIXe siècle, la demande augmente progressivement entrainant la constitution d’une véritable industrie. Les glacières deviennent d’importants bâtiments, surplombant d’immenses lacs de congélation. Dans cette production, le cheval dépasse sa seule fonction de portage, et devient incontournable. On le retrouve au traçage et au découpage de blocs, ainsi qu’à leur transbordement sur traineaux et charrettes et à leur acheminement vers les glacières. Des lacs naturels de montagne, comme celui de Sylans près de Nantua, sont d’autres lieux d’exploitation.
DEUXIÈME PARTIE : À BOURG-EN-BRESSE
Sous l’Ancien Régime
Il est difficile de préciser l’existence des glacières à Bourg-en-Bresse. Au début du XVIIIe siècle, Monsieur Duport de Montplaisant, conseiller au parlement de Dombes, en possède une et il serait disposé à la vendre. La ville décide de l’acquérir le 27 septembre 1726, car « on ne peut rien faire de plus utile pour la santé des habitants (...) et qu’il est de l’utilité publique d’avoir une glacière dépendant de la ville, ainsi qu’il se pratique dans toutes les villes du royaume [2] ».
Monsieur de Montplaisant la tient de son père qui l’a acquise, devant notaire, le 11 décembre 1702. Où est-elle réellement située ? L’absence, aujourd’hui, de cet acte dans les archives du notaire Maître Billard [3] ne permet pas de le savoir.
Ce serait bien utile pour préciser certaines informations. En effet, un document du 1er janvier 1727 évoque le remplissage « de la glacière appartenant à la province de Bresse, située sur le bastion de Bourgneuf [4] ». Un autre acte, du 20 mars 1750, où Monsieur de Montplaisant est cité, indique une « glacière près du Mail [5] ». Et, à côté de ces deux dates, un « mémoire des frais et dépenses faits pour remplir la glacière de la ville » du 14 janvier 1729 et un « devis des ouvrages en charpente et couverture à faire pour la glacière de Bourg » du 10 novembre 1788 [6]. Les deux documents n’ont aucune indication de lieu mais le mémoire de janvier 1729 détaille le remplissage d’une glacière. Après les deux jours et demi de nettoyage, la glace est livrée par 25 hommes pour un total de 52 journées de charroi. Les conditions de la récolte (à proximité ?) et de la livraison ne sont pas précisées.
Même s’ils sont incomplets, les documents indiquent que deux glacières coexistent durant les décennies précédant la Révolution. L’une, près du Mail, pour la ville et son hôpital, alors situé au cœur de la cité [7] ? L’autre pour les édiles de la province de Bresse au bastion de Bourgneuf ?
L’abandon pendant la Révolution
Vers 1787, un devis est établi pour les « matériaux à employer pour la reconstruction de la couverture de la glacière de Bourg appartenant à la Province ». Ensuite, en décembre 1790, Jean-Paul Bottier, marchand à Bourg est « chargé du remplissage de la glacière établie en la ville [8] » avec un contrat de trois ans.
Durant la période révolutionnaire qui suit, la glacière ne semble plus être une priorité pour la ville et elle est vendue. On le regrette peu après : « il est difficile de ne pas gémir sur la précipitation imprudente avec laquelle on a vendu l’unique glacière qui existait à Bourg. On sait combien l’usage de la glace est salutaire dans un pays où l’air est épais, où les fièvres sont à craindre, et où il règne un grand relâchement dans les fibres et les organes pendant les chaleurs : elle peut entrer dans le régime diététique et elle est d’un secours efficace dans un grand nombre de maladies et d’accidents [9] ».
La glacière évoquée est celle située à proximité du Mail et elle n’est pas "unique" car l’autre glacière sera évoquée ci-après.
Une nouvelle construction
Le 8 novembre 1803 [10], le conseil municipal de Bourg-en-Bresse adopte une proposition des citoyens Honoré Delboulbe, cafetier, et Carabasse, entrepreneur, de construire une glacière sur un terrain communal. Cette offre n’est pas approuvée par le ministère de l’Intérieur.
François Carabasse, seul, présente une contre-proposition. Le 5 janvier 1804, en échange de la construction, le conseil lui consent un bail de 30 ans, « moyennant le prix annuel de dix francs et la livraison de vingt myriagrammes [soit 200 kg] de glace à faire chaque année aux malades de l’hôpital. (...) À l’expiration des trente années (...), la commune rentrera de plein droit en possession du terrain amodié ainsi que des constructions qui y seront faites ».
François Carabasse construit une glacière et un bâtiment d’habitation et l’absence d’écrits laisse à penser que le contrat passé donne satisfaction aux deux parties. Durant les années 1814 et 1815, la glacière souffre de l’occupation autrichienne, comme d’autres édifices de la ville.
Propriété de la ville
François Carabasse décède le 3 janvier 1821 à plus de quatre-vingts ans. Ne pouvant assurer la gestion de la glacière, sa fille Louise sollicite la ville pour lui céder l’établissement, par anticipation, contre un arrangement à négocier. La ville en accepte le principe le 31 mars 1822 et la succession de François Carabasse est réglée par le tribunal civil le 18 février 1823. Entre autres modalités, celui-ci détermine que Louise Carabasse ne peut prétendre qu’aux sept dixièmes de la propriété et les trois autres peuvent être revendiqués par son frère Jean-Joseph « absent, qui n’a pas donné de ses nouvelles depuis 1798, et qui est certainement mort ».
Après sa séance du 5juin 1823, après l’accord du préfet, « considérant qu’il est important de conserver à la ville l’établissement de la glacière tel qu’il existe », le conseil municipal du 4 décembre 1823 autorise le maire « à accepter l’abandon fait par la demoiselle Carabasse sous la rente annuelle et viagère de 350 francs ».
L’ensemble de la glacière revient donc à la ville qui la loue à MM. Robert et Odet, cafetiers pour six ans à partir du 1er janvier 1825, contre un loyer annuel de 180 francs. En décembre 1825, il est décidé de modifier la couverture de la tour de la glacière, en charpente et paille, « afin de garantir les approvisionnements de glace de l’influence des chaleurs de l’été et en assurer la conservation ».
Lors de la séance du 26 octobre 1826, un conseiller fait observer « qu’il paraît que, l’été dernier, la glace a été insuffisante, parce que le fermier de la glacière en a fait plusieurs envois à Lyon ». Il est demandé au maire de « surveiller et faire surveiller les approvisionnements, afin que le fermier ne puisse en faire un commerce par des envois de glace au dehors et encore moins dans un autre département. Néanmoins, il pourra en être livré, sur le permis de la mairie, à la vue d’un certificat de médecin, pour les malades, habitant des communes environnantes ».
Le bail est renouvelé à Ésaïe Robert au 1er janvier 1830 puis confié à Pierre Puthod au 1er janvier 1835 [11].
Fonctionnement et évolution de la glacière
Rapidement, les gérants de la glacière cherchent à diversifier leur activité au-delà de la seule fourniture de glace. Étant des cafetiers-limonadiers, ils proposent des boissons rafraîchissantes et leur établissement se double d’un "café" comme le prouvent les publicités diffusées dans les journaux locaux. Néanmoins, le conseil municipal du 10 septembre 1842 rappelle au fermier qu’il doit assurer une provision permanente de glace.
En janvier 1858, Claude Ébrard, nouveau bailleur, demande l’autorisation de prélever de la glace « dans les bassins du jardin de la nouvelle préfecture [12] ». Il donne une nouvelle impulsion à son établissement en obtenant, par le conseil municipal du 29 septembre 1858 et contre une prolongation du bail, l’autorisaton de construire « une salle de réunion qui restera la propriété de la ville à l’expiration du bail ».
Outre des réunions, cette salle est de plus en plus utilisée pour des bals, spectacles ou concerts mais Claude Ébrard estime que ses alentours deviennent moins favorables avec le déplacement du champ de foire au Pré des Piles, au bas de la ville, en 1864 ; un déplacement nécessaire pour l’édification de la caserne Aubry. En conséquence, il obtient une diminution de son loyer [13].
Il s’attache aussi à rendre plus attrayant son établissement par l’aménagement du jardin : « les tonnelles, le parterre, les ombrages, tout y est disposé avec le goût le plus parfait, de manière à satisfaire les exigences les plus difficiles. On ne saurait évidemment trouver un lieu plus agréable pour savourer une glace panachée, pendant la saison d’été [14] ». En outre, il va bénéficier des manifestations qui vont se multiplier au square tout proche des Quinconces ; grâce à une économie plus dynamique sous le Second Empire.
Encore plus de divertissements
Au fil des années, la glacière souffre des outrages du temps et, au titre d’une propriété communale, le conseil municipal finance régulièrement les réparations nécessaires.
La guerre franco-prussienne n’est qu’un épisode éphémère et le pays retrouve son dynamisme sous la Troisième République. Dans ce contexte favorable, Claude Ébrard reste à la tête de la glacière jusqu’en décembre 1879 et son successeur, Camille Chambard, est désigné, par adjudication, dès l’été. Le cahier des charges de la location est signé le 27 décembre 1879.
Là encore, le locataire s’implique pleinement et il apporte des améliorations contre une réduction du loyer. La "Glacière" devient de plus en plus un lieu de divertissements. Elle accueille aussi des réunions politiques, comme en août 1888, pour les élections législatives.
Camille Chambard reste le locataire jusqu’en décembre 1898 et Auguste Poux est désigné pour lui succéder. Ce dernier effectue des travaux, remplace la glacière par une terrasse et fait amener l’électricité. La commune lui rembourse ces aménagements et l’autorise, par le conseil municipal du 2 juin 1898, à « louer des chaises sur la promenade du Quinconce les jours de fête et de concerts, mais à condition qu’il fournisse des chaises à dossier et non des tabourets ».
À partir de janvier 1901, plusieurs locataires se succèdent à la Glacière et la maintiennent dans ses activités de loisirs. La demande de repousser la fermeture à une heure du matin est refusée par la ville, en mars 1902, face aux risques de prostitution. Depuis 1895, la Percée de l’avenue Alsace-Lorraine a embelli la ville et le square des Quinconces, à proximité de la Glacière, est davantage fréquenté.
À partir du 1er décembre 1910, la Glacière est confiée à la Jeunesse laïque pour neuf années et « la propriété louée sera affectée à un cercle de patronage qui y sera installé par cette société dans le but d’arracher l’enfant ou le jeune homme à l’oisiveté dangereuse de la rue, le recréer en l’instruisant, compléter son éducation morale, lui faire connaître ses devoirs de citoyen en lui faisant aimer la République [15] ».
L’établissement a changé de destination et, au-delà de la Première Guerre mondiale, il reste à la Jeunesse laïque jusqu’en 1930. Ensuite, l’emplacement est repris par la ville pour édifier une nouvelle maternité, ouverte en 1938.
Thierry Druguet - Rémi Riche
Recherche documentaire par Thierry Druguet.
Avec la collaboration de Gyliane Millet.
Archives départementales de l’Ain.
Archives municipales de Bourg-en-Bresse.
Photos
[1] Mariage le 28 octobre 1533 avec Henri d’Orléans qui accède au trône de France le 31 mars 1547.
[2] Archives Bourg-en-Bresse. CC 140 et CC 169. Le dossier BB 169 indique que M. de Montplaisant est conseiller au parlement de Bourgogne.
[3] A.D. Ain. 3E19 595.
[4] A.D. Ain. 4L80. Convention du 1er janvier 1727. Le bastion se situerait sur le haut de l’actuelle rue de la République.
[5] A.D. Bourg-en-Bresse. CC 164.
[6] A.M. Bourg-en-Bresse. CC 143 et CC 164.
[7] De l’actuelle rue Thomas Riboud, il est transféré dans ses nouveaux locaux du boulevard de Brou le 16 décembre 1790.
[8] A.D. Ain. 4L80.
[9] A. D. Ain. Annuaire de l’Ain de 1801.
[10] En réalité, le 16 brumaire an 12. Les dates sont converties pour faciliter la compréhension.
[11] Délibérations des 11 décembre 1829 et 25 décembre 1834.
[12] A.D. Ain. 4N84.
[13] Conseil municipal du 18 mai 1864.
[14] Journal de l’Ain du 8 juin 1866.
[15] Archives municipales de Bourg-en-Bresse. 1M60.