NURIEUX, LES ÉCHETS : DEUX CATASTROPHES FERROVIAIRES

Au printemps de 1922, sept cheminots meurent, asphyxiés, dans le tunnel de Nurieux, entre Bourg et Nantua. Peu avant, le tribunal de Trévoux s’est prononcé sur le déraillement des Échets, entre Villars et Lyon, qui a provoqué, l’année précédente, 39 morts et 59 blessés.

DESSERVIR LE REVERMONT ET NANTUA

Un projet ambitieux

Après la loi du 12 juillet 1865 à laquelle il a beaucoup contribué, le député de l’Ain, Léopold Le Hon, conçoit, pour son département et avec l’appui du préfet, un réseau départemental de chemin de fer d’intérêt local, à six lignes, afin de développer l’économie des diverses contrées. Proche du pouvoir impérial, il obtient un décret, le 30 mars 1867, pour la concession des trois premières lignes, dont celle de Bourg à La Cluse, tout à proximité de Nantua. Comme le relief est particulièrement accidenté, plusieurs viaducs enjamberont les vallées et il faudra creuser plus de cinq kilomètres de tunnels. Ces difficultés ne sont pas rédhibitoires pour des entreprises qui ont contribué au fort développement des voies ferroviaires. Les techniques sont maîtrisées.

La ligne de Bourg à La Cluse avec les gares repérées (étoiles rouges) et le tunnel de Mornay (étoile noire).

Une première difficulté

La construction de la ligne est accordée à la Compagnie de la Dombes [1] des frères Mangini, issus des milieux d’affaires lyonnais. Les travaux sont engagés en de multiples points dès le mois de mai 1870 et ne sont pas interrompus lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Après la construction du pont sur la Reyssouze, on pense qu’il sera possible de se rendre à Ceyzériat pour les vendanges de l’automne 1871 [2].
C’est oublier que l’accès en gare de Bourg n’est pas encore réglé. La Compagnie D.S.E. souhaiterait raccorder sa ligne à celle de Lyon-Croix-Rousse à Bourg. Pour cela, il faudrait traverser, d’est en ouest, les voies de la Compagnie de chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (P.L.M.) mais celle-ci s’y oppose pour des raisons sécuritaires et commerciales. La D.S.E. a étendu son réseau et le P.L.M. la considère désormais comme une concurrente. Aucun compromis n’est trouvé et les autorités imposent un accord. La ligne de La Cluse arrivera en impasse à proximité du bâtiment de la gare et les voyageurs traverseront les voies du P.L.M. par une passerelle.
La section de Bourg à Simandre-sur-Suran est ouverte au trafic le 10 mars 1876 puis, lorsque le viaduc franchissant l’Ain est terminé, l’exploitation est poussée jusqu’à Cize-Bolozon au 6 juillet 1876.
La cité de Nantua se prend à rêver : « en partant de Lyon, par le chemin de fer des Dombes, en prenant, à Bourg, l’un des trains se dirigeant sur Cize, les voyageurs franchiront la rivière d’Ain sur le superbe viaduc de Daranche, puis le col de Berthian [3]. Ils seront bientôt sur les bords du beau lac de Nantua. Là, ils trouveront, dans la cité, des hôtels où le confort ne leur fera pas défaut. Profitons donc de l’ouverture de la gare de Cize, en attendant l’ouverture complète du grand tunnel de Berthian [4]. » Il ne reste, en effet, plus que 260 mètres à creuser sur les 2 555 mètres du tunnel du Berthian.

L’état des travaux dans la partie montagneuse au printemps 1873, avant la découverte d’une faille libérant des eaux.

Une seconde difficulté, naturelle

La seconde difficulté est concomitante de la première. À l’automne 1873, l’écroulement de la voûte du tunnel sous le Berthian libère un torrent d’eau. En effet la montagne est parsemée de failles où l’eau s’engouffre ou stagne. Les sources sont si abondantes qu’il faut aménager un important canal d’évacuation, du côté de Bolozon. Actives à chaque extrémité, les équipes se rejoignent au tout début d’octobre 1876 et l’événement est salué par des salves d’artillerie et les entrées du tunnel sont pavoisées de drapeaux tricolores. Il reste encore beaucoup à aménager et la ligne n’est reçue que le 24 mars 1877, sans solennité, sauf par la ville de Nantua. Au 29 mars 1877, les trains commerciaux la parcourent en une heure et demie, tant pour les trois allers que les trois retours, quotidiens [5].

La ligne serpente entre les rochers.
Initialement, la ligne de La Cluse arrivait au point [1] et la passerelle partait du point [2]. Elle a été supprimée en 1884 l’après l’absorption de la Compagnie des Dombes par le P.L.M.

Une faible adhérence

La ligne est alors parcourue par des trains à vapeur. Le franchissement du tunnel de Mornay est redouté par les conducteurs car il faut gravir une rampe de plus de six kilomètres avec une altitude passant de 318 mètres en gare de Cize-Bolozon à 485 mètres au sein du tunnel. En outre, l’humidité permanente réduit l’adhérence des roues des locomotives sur les rails et, pour les trains de marchandises, la vitesse ne dépasse guère le 15/20 kilomètres à l’heure.
Les équipes de conduite ont appris à surmonter ces difficultés. Tout incident n’est pas exclu, surtout qu’au début du XXe siècle, l’importance du trafic impose que des trains de marchandises aient deux machines à vapeur, l’une en tête pour tirer, l’autre en queue pour pousser. Et ces deux locomotives consument l’air d’un tunnel, à la ventilation naturelle déjà insuffisante par sa longueur, son étroitesse et l’absence de cheminée d’aération [6]. Au besoin, les hommes se protègent avec des éponges ou des linges humides.
La ligne a été prolongée jusqu’à Bellegarde en 1882 et le tronçon vers Oyonnax, au départ de La Cluse, est ouvert en 1885. Le P.L.M. en a repris l’exploitation en 1884.
Des incidents se produisent-ils ? En août 1907, un train s’arrête dans le second tunnel de Bolozon, à la suite de la défaillance de la machine de pousse. Un second train arrive dans ce tunnel et il est arrêté par les mesures de sécurité pour éviter tout heurt. Que se passe-t-il dans ce tunnel où stationnent trois locomotives « chauffées à haute tension » ? Le choix (concerté entre les conducteurs ?) est fait de détacher la locomotive de tête et de « l’envoyer à La Cluse pour renouveler sa provision d’eau. Tout cela a amené un retard considérable [7] », sans provoquer de victime.
À la suite de cet incident, le député de l’arrondissement de Nantua, Eugène Chanal, interpelle le ministère des Travaux publics sur « l’insuffisance d’aération du souterrain de Mornay ». En 1911, le P.L.M. affirme avoir « adopté toute une série de mesures (...) en faisant capter les eaux d’infiltration, en augmentant la vitesse et en mettant en service des machines plus puissantes [8] ». La voie, renforcée par des traverses plus nombreuses et des rails d’un gabarit supérieur, devient utilisable par des machines Pacific plus puissantes. Et, en cas de perturbation sur la ligne de Bellegarde à Bourg par Culoz et Ambérieu, la ligne par La Cluse peut être utilisée comme un itinéraire de substitution [9].

Au début du XXe siècle, le P.L.M. utilise des locomotives de type Bourbonnais 030.
La même gare, après l’automne 1911, où les locomotives de type Pacific, plus puissantes, ont été mises en service.

L’accident du 30 mai 1922

Durant la Première Guerre mondiale, le chemin de fer et ses locomotives ont été beaucoup sollicités au service du pays. La priorité de l’après-guerre est la reconstruction des régions meurtries de l’Est et du Nord. L’économie reprend peu à peu et, malgré du matériel et des installations usées, le chemin de fer reste encore la base des transports.
La ligne de Bourg à La Cluse reste fort utile au Haut-Bugey et la plupart des trains de marchandises comptent toujours deux machines. Celui du 30 mai 1922 quitte la gare de Bourg à 14h32. Après l’arrêt en gare de Cize-Bolozon, à 18h00, il n’atteint pas la gare de Nurieux.
L’employé de cette gare s’en inquiète vers 19h00 et s’enquiert d’un cantonnier [10] pour l’envoyer aux renseignements. Cet agent n’étant pas de retour, un second employé est sollicité et ce dernier découvre le train arrêté. Constatant la mort de l’équipe de conduite de la locomotive de tête, il comprend le drame survenu. Il quitte aussitôt les lieux pour aller chercher des secours mais, à cause de l’air vicié, il éprouve beaucoup de difficulté à atteindre la sortie. Dans une cavité rencontrée, une source est la bienvenue pour boire et reprendre conscience. Il retrouve là le cantonnier, prostré et suffocant, et, dans un ultime effort, tous deux sortent du tunnel (distance). Ils parcourent les cinq cent cinquante mètres jusqu’à la station de Nurieux où les secours sont aussitôt organisés.
Au même moment, le train de voyageurs, parti de Bourg à 19h30, entre dans le tunnel et percute la locomotive de queue du train de marchandises. Le mécanicien du train de voyageurs a bien été avisé, par la gare de Cize-Bolozon, d’un danger potentiel dans le tunnel, mais le train de marchandises n’est pas protégé, en amont, par le dispositif réglementaire.

Profil du tunnel de Mornay : les kilomètres sont indiqués sur la ligne inférieure.

Que s’est-il passé ?

L’arrêt du train a été provoqué par la défaillance de la locomotive de tête. Toutes les caractéristiques techniques ne sont pas connues aujourd’hui [11] mais les éléments disponibles permettent d’appréhender la situation. Le train s’arrête à quelque sept ou huit cents mètres de la sortie, côté Nurieux, juste avant d’avoir atteint le sommet de la rampe ; point de "bascule" où tout devient plus facile.
Les mécaniciens jugent alors que cette ultime difficulté peut être franchie. Ils se concertent pour synchroniser leur action. Ils poussent leurs feux pour augmenter la pression des chaudières et donner plus de puissance à leurs locomotives. Malheureusement, celle de tête vient à manquer d’eau et le dispositif de sécurité pour prévenir une explosion fonctionne. Un "plomb" fond et le restant d’eau se déverse sur le foyer pour l’éteindre. Davantage de gaz toxique se répand dans le tunnel, les agents sont menacés d’asphyxie. Chacun essaie de fuir mais il est déjà trop tard.
Après l’accident, l’un des conducteurs, proche de la sortie, a pu être ramené à la vie à l’hôpital de Nantua. Comme protection, il s’était muni d’une éponge humide. Un autre a été retrouvé, mort, à quatre-vingts mètres en aval de la locomotive de tête. Entre les conducteurs, chauffeurs et serre-freins, le train comportait huit agents et sept sont décédés. Leurs corps sont déposés dans la salle d’attente de la gare de Nurieux, transformée en "chapelle ardente".

Croisement de deux trains en gare de Nurieux : remarquer l’emplacement pour le serre-frein [1] et la lanterne rouge de queue du train [2].

Pourquoi un second train dans le tunnel ?

Qu’un second train soit engagé entre Cize-Bolozon et Nurieux n’est pas contraire aux usages et règlements car le mécanicien reçoit un ordre de "marcher à vue". Il doit s’arrêter au feu rouge rencontré dans le tunnel, mais il pense que ce feu est celui, en amont, pour la protection du train. Étant dans la rampe difficile, il ne marque pas l’arrêt et tamponne le train de marchandises dont deux voitures déraillent sous le choc.
Cette absence de protection prouve que les agents du train de marchandises étaient persuadés de pouvoir repartir. Comme le train suiveur ne quittait Bourg qu’à 19h30, ils ont estimé que la voie serait dégagée largement à temps.
Le second accident intervient à 20h58 et ce train de voyageurs, avec deux locomotives en tête, transportait cent vingt voyageurs [12]. Le sous-préfet de Nantua, M. Bernard, est présent dans ce train et juge très vite la situation. Il lance aussitôt l’ordre : « Fermez toutes les vitres et ne descendez pas ! » pour éviter la pénétration de l’air vicié dans les voitures. Il dirige ensuite les secours et l’évacuation des voyageurs.
Sept ont été légèrement blessés lors du choc mais le pire a été évité : « bien que les compartiments fussent éclairés au gaz, aucun incendie ne s’est déclaré ; sinon on peut affirmer qu’aucun des voyageurs ne serait sorti vivant du tunnel. ». Toutes ces opérations se sont déroulées dans l’obscurité complète avec, pour éclairage, quelques lampes à acétylène.

Un train de voyageurs franchit le viaduc de Cize-Bolozon : la [x] indique la position d’un wagonnier serre-frein.

Le préfet sur les lieux

À 23h00, le préfet de l’Ain Jules Gondoin est avisé de l’accident, par la gendarmerie de Nantua. Ne disposant pas d’une voiture automobile, il « fait demander une automobile de louage dans un garage et part vers minuit pour Nurieux  » où il s’incline d’abord devant les corps des victimes. Dans son rapport au ministère de l’Intérieur, il note : « j’estime que la compagnie P.L.M. a, dans cette catastrophe, de lourdes responsabilités. (...) [par] le peu d’intérêt attaché aux plaintes du personnel, des voyageurs et des assemblées élues. En effet, à plusieurs reprises, le conseil municipal de Nantua a demandé que des mesures soit prises pour aérer le tunnel de Nurieux ». Il note aussi que « l’inspecteur de la compagnie P.L.M., arrivé de Bourg avec un train de secours, semblait se préoccuper beaucoup plus des dégâts matériels, relativement peu importants, que de la mort de ses employés ». Cette indifférence sera à nouveau remarquée lors de la reconnaissance des corps des victimes par les familles [13].
Dans le dossier conservé aux Archives départementales, une note manuscrite indique : « 16 décembre 1921. Accident arrivé à M. Venin, conducteur du train 8959, de Bourg à La Cluse. Commencement d’asphyxie à la suite d’une panne. M. Venin râlait déjà. Le 30 décembre, la compagnie envoyait [une] lettre de service pour les mesures à prendre pour la traversée du tunnel, mais seulement pour les trains de voyageurs. Mesures insuffisantes ». Le 6 décembre 1921, le délégué du personnel a interpellé la direction régionale pour « que l’on ne puisse pas expédier de train, de Cize-Bolozon à Nurieux, tant que l’on aurait pas l’affirmation de Nurieux que le train précédent est bien arrivé à destination [14] ».

La catastrophe a été rapportée en "une" par la presse parisienne.

Une ode aux travailleurs du rail

Les agents appartenaient aux dépôts de Bourg et d’Ambérieu. À Bourg, les obsèques rassemblent un millier de personnes. Le préfet rend hommage aux sept victimes : « les touristes qui, gaîment, se laissent emporter vers les sites pittoresques (...), les gourmets qui dégustent les fruits, les primeurs, les vins parfumés transportés rapidement grâce au chemin de fer, tous ceux-là ne songent pas assez aux risques professionnels, aux responsabilités, aux dangers qui menacent constamment les citoyens chargés de leur procurer ces plaisirs ou ce bien-être. (...)
Il est du devoir des représentants du gouvernement de la République de venir les saluer respectueusement, comme on salue le soldat tombé sur le champ de bataille. (...)
C’est à un devoir supérieur, je le sais, qu’obéissent les modestes employés et ouvriers de chemin de fer, exposés plus que d’autres à toutes sortes de périls. Et, chose admirable, chaque fois qu’une catastrophe se produit, il se trouve immédiatement d’autres braves gens qui, avec un esprit d’abnégation qui les honore et dont ils peuvent être fiers, continuent sans faiblesse l’œuvre commencée [15]
. »

Les victimes

Une liste des victimes, manuscrite, est conservée dans un dossier des Archives départementales (M1138). Elle est reprise, ci-après, d’abord les quatre agents d’Ambérieu puis ceux de Bourg :
Dupuis François Auguste, né le 9 juin 1883. Mécanicien de route, entré à la compagnie le 4 juillet 1906. Marié, un enfant à sa charge.
Crépia Charles Armand, né le 9 juillet 1886. Chauffeur de route, entré à la compagnie le 5 février 1919. Marié, deux enfants, 12 et 4 ans.
Raffin Henri, né le 26 octobre 1895. Chauffeur de route, entré à la compagnie le 8 juillet 1919. Marié, deux enfants, 2 ans et un mois.
Barois Maurice Ernest, né le 1er janvier 1885. Mécanicien de route, entré à la compagnie le 17 janvier 1910. Marié, un enfant 8 ans, un autre en perspective. Seul survivant.
Cœur Alexandre, né le 9 février 1897. Wagonnier, entré à la compagnie le 16 août 1919. Marié, un enfant.
Brevet Francisque, né le 6 septembre 1893. Wagonnier, entré à la compagnie le 30 janvier 1919. Marié.
Poncet Jules, né le 18 mars 1881. Conducteur, entré à la compagnie le 1er avril 1906. Marié, un enfant.
Comparet Pierre, né le 19 avril 1866. Chef de train, entré à la compagnie le 1er juin 1893. Marié, trois enfants.
Il est à noter que ces événements douloureux sont devenus, pour la postérité, la catastrophe de Nurieux ; Nurieux étant alors un hameau de la commune de Volognat.

La tombe de Jules Poncet est toujours présente, en mai 2022, au cimetière de Bourg-en-Bresse. La catastrophe est inscrite sur la stèle.

Épilogue

Une usine de ventilation est construite, côté Nurieux, au cours de l’été 1923 et elle entre en service au début de l’année 1924. De l’air est insufflé, en plusieurs points dans le tunnel, cinq minutes après le départ d’un train de Cize-Bolozon et jusqu’à quinze minutes après le passage d’un train de Bourg à La Cluse.

L’usine de ventillation installée à l’entrée du tunnel de Mornay, côté Nurieux.

LE STRASBOURG-LYON DÉRAILLE AUX ÉCHETS

Quelques semaines avant la catastrophe du tunnel du Berthian, le tribunal de Trévoux a délibéré à propos d’une autre catastrophe survenue le 10 septembre 1921, à 23 heures, en gare des Échets, sur la ligne de Bourg à Lyon par Villars-les-Dombes.

Une erreur humaine

Les faits sont rappelés et une erreur humaine est la cause de la mort de 39 personnes et des blessures pour soixante autres. « Le mécanicien devait aborder les aiguillages, nombreux sur cette voie alors unique, à une vitesse maximale de 20 km/h. Or, le chronotachymètre de la locomotive, témoin impartial et irréfutable, a inscrit sur son diagramme la vitesse sans cesse croissante du train. Au moment où la machine atteignait l’aiguillage qui précède l’entrée en gare des Échets, la petite aiguille révélatrice inscrivait la vitesse de 85 km/h.  »
Le déraillement a lieu dans l’immédiat après-guerre où le pays est mobilisé pour la reconstruction des lignes des régions dévastées, au nord-est de la France. Pour cela, une des deux voies a été retirée, entre Bourg et Sathonay, et les installations n’ont put être entretenues selon les règles habituelles.
Plusieurs constatations ont prouvé cet état dégradé : « au passage du train, la pointe d’acier, qui sert à brancher la voie normale sur la voie de garage, se trouva brisée. Un examen attentif de cette pointe au micrographe révéla qu’elle contenait une paille et qu’elle se trouvait déjà à demi-rompue avant la catastrophe. Le moindre choc devait amener, tôt ou tard, sa rupture complète. Les signaux, par ailleurs, étaient sur cette ligne, tout à fait insuffisants et la Compagnie, à la suite de la catastrophe, a porté leur nombre de 11 à 25.
L’éclairage de ces signaux est fait, en outre, à l’aide du système désuet d’une mauvaise lampe à l’huile, que le moindre vent ou même le simple déplacement d’air, provoqué par le passage d’un train, suffit à éteindre. [16].
 »
La vitesse excessive s’explique par le retard du train que le mécanicien Joseph Coquand cherchait à réduire. Dans la nuit noire, par le manque de repères visuels et des signaux (peut-être) défaillants, il pensait être encore à un kilomètre en amont. La carrière de cet homme est rappelée : « M. Coquand, du dépôt d’Ambérieu, 40 ans, mécanicien depuis deux ans, titulaire de sa machine, bon agent, accomplissait pour la cinquième fois seulement le trajet Lyon-Bourg. » Il conduisait le train depuis Besançon, depuis cinq heures environ.

Des voitures trop légères

La composition du train a eu une forte influence sur le nombre de victimes. Trois voitures "légères" étaient intercalées entre des éléments lourds : locomotive, tender et wagon-poste en tête du train, voitures à boogies [17] de première classe en queue.
Lors du choc sur l’aiguillage, les voitures légères, à deux essieux, ont été comprimées et écrasées entre la première partie du train et les voitures de queue. Celles-ci ont continué à progresser sous l’effet de leur masse.
« Ceci explique pourquoi les trois wagons se trouvèrent effroyablement broyés, alors que le wagon-poste fut simplement renversé sur le ballast et résista beaucoup mieux. Mais alors, où faut-il mettre les wagons légers ? Si on les place en queue, ils ballotent et déraillent ; si on les place entre des wagons lourds, ils risquent d’être broyés [18]. »
Le rétablissement de la seconde voie a été envisagé de longue date et encore demandé par un vœu du conseil municipal de Bourg du 26 février 1921. Le préfet transmet la réponse ministérielle du 4 mai 1921 : « la Compagnie P.L.M. s’est préoccupée, depuis longtemps, du rétablissement de ses lignes démontées, notamment de la ligne Bourg-Sathonay, et a, dès 1919, demandé à l’administration de lui fournir le matériel métallique nécessaire. Le ministre des Travaux publics avait décidé que la livraison serait faite par les stocks américains. Ces stocks ayant été épuisés, elle a demandé qu’on prélevât le matériel sur les stocks anglais mais [ceux-ci] n’étaient pas en mesure de livrer les rails nécessaires [19] »

Après le dégagement des victimes, l’amas de matériel prouve la violence du déraillement.
Ce qu’il reste d’une voiture de voyageurs "légère", avec ses deux essieux.
L’horrible drame pour une famille lyonnaise.

Clémence du tribunal

Le procès se déroule durant plusieurs jours. « La salle est pleine de curieux, une certaine effervescence y règne, que le président du tribunal s’efforce de tempérer. (...)
« Après avoir regretté l’absence de l’ingénieur en chef du contrôle (...), le ministère public réclame une peine contre le mécanicien fautif, mais il ne s’oppose pas aux circonstances atténuantes. [20]
 ».
L’avocat de la défense demande l’acquittement de son client. Mis en délibéré durant huit jours, « le jugement constate qu’il ne lui appartient pas d’établir d’autres responsabilités que celle du mécanicien (...) mais que sa responsabilité est bien atténuée » par des faits : parcours effectué pour la troisième fois seulement, absence de tableau de marche, absence de certitude de l’allumage du signal. En outre, entre Saint-André-de-Corcy et Sathonay, « la ligne était très dangereuse et ce danger avait été signalé à plusieurs reprises par des rapports ».
Statuant sur le fond, le tribunal déclare que Joseph Coquand est « convaincu d’avoir, par imprudence et inobservation du règlement, causé la mort de 39 personnes et des blessures à 59 autres, mais, tenant compte de ses bons états de service, le condamne à 50 francs d’amende avec sursis. La Compagnie est déclarée civilement responsable [21] »
Un autre élément a pesé lors des débats. Le tribunal a eu l’impression que : « la recherche des informations paraissait avoir été entravée par les services mêmes qui étaient chargés de les signaler à la justice ». D’ailleurs, une circulaire de l’ingénieur en chef de l’exploitation prescrit « aux commissaires et inspecteurs de la Compagnie de s’abstenir de faire connaître aux magistrats leurs avis et conclusions au point de vue des suites judiciaires et administratives [22] ».

La paisible gare des Échets avant la Première Guerre mondiale.

Épilogue

Entre Bourg et Sathonay, la seconde voie est rétablie peu après cette catastrophe, avant d’être retirée, à nouveau, après la Seconde Guerre mondiale pour la reconstruction des voies fortement endommagées par les bombardements des Alliés et les actions de la Résistance.

Rémi Riche

Avec la collaboration de Martine Cividin, Gyliane Millet, Carine Renoux et le personnel de la salle de lecture des Archives départementales de l’Ain.
Médiathèque É. et R. Vailland.

Pour en savoir plus :
La ligne du Haut-Bugey par Olivier Carmelle et Véronique Pont-Carmelle. 176 pages. Éditions La Regordane. Chanac (Lozère). 2006.
Les carnets de la ligne Bourg-Oyonnax par François Villeminot. Imprimerie A.G.L.C.R. Bourg-en-Bresse. 1989.

Pour retrouver l’ambiance de la période des trains à vapeur :
Musée du cheminot à Ambérieu-en-Bugey, 46 bis, rue Aristide Briand. Ouvert samedi et dimanche et pendant les vacances scolaires. Tél. 06 40 06 51 14.

[1Elle deviendra la Compagnie des Dombes et du Sud-Est (D.S.E.) en septembre 1872.

[2Journal de l’Ain du 26 mai 1871.

[3Orthographe de l’époque.

[4L’Abeille du Bugey et du Pays de Gex du 9 juillet 1876. Il est désigné tunnel de Mornay dans les documents ferroviaires.

[5L’Abeille du Bugey et Courrier de l’Ain.

[6Elle aurait environ cent-cinquante mètres de hauteur.

[7Courrier de l’Ain du 1er septembre 1907.

[8Courrier de l’Ain du 26 octobre 1911.

[9L’Abeille du Bugey du 29 octobre 1911 et 18 août 1912.

[10En principe, il a terminé son service. Était-il d’astreinte ?

[11Heure exacte du départ de Cize-Bolozon, point kilométrique précis de l’arrêt de la locomotive de tête, longueur et tonnage tracté par le train de marchandises.

[12Rapport de la gendarmerie de Nantua. A.D. Ain. M1138.

[13Rapport du préfet au ministère, du 31 mai 1922. A.D. Ain. M1138

[14A.D. Ain. M1138.

[15Allocution du préfet du 2 juin 1922. A.D. Ain. M1138.

[16Journal de l’Aindu 15 mars 1922.

[17Un wagon à boogies comporte deux chariots à double essieu.

[18Courrier de l’Ain du 12 septembre (cette citation), du 14 septembre 1921 pour la citation précédente.

[19Courrier de l’Ain du 19 septembre 1921.

[20Courrier de l’Ain des 16 et 17 mars 1922.

[21Courrier de l’Ain du 23 mars 1922.

[22Journal de l’Ain du 24 mars 1922.

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