Deuxième Guerre mondiale : le S.T.O. ou aller travailler en Allemagne
La loi du 16 février 1943 crée le Service du Travail Obligatoire et envoie de nombreux ouvriers français en Allemagne mais aussi des hommes dans les maquis de la Résistance. Elle provoque une lutte entre partisans et opposants de la collaboration.
La réquisition de main-d’œuvre a concerné des générations d’hommes et elle est l’un des aspects, dense et souvent occulté, de la guerre 39-45.
Cette longue chronique est peut-être à lire en plusieurs épisodes...
Hitler envahit la Pologne en septembre 1939 puis lance son offensive sur le front ouest le 10 mai 1940. Il ne lui faut que quelques semaines pour soumettre la Belgique, les Pays-Bas et la France. Là, le 17 juin 1940, le tout récent président du Conseil, Philippe Pétain, demande les conditions d’un armistice, signé le 22 juin 1940. À Bourg-en-Bresse, « le 25 juin 1940, qui marque la fin des hostilités entre la France, l’Allemagne et l’Italie, est un jour de deuil national pour la France. Tous les magasins et établissements, sauf ceux de l’alimentation seront fermés ». Une manifestation de recueillement rassemble les autorités civiles et la population au monument aux morts à 11 heures [1].
La France est alors partagée en plusieurs zones et une Ligne de démarcation définit la Zone non occupée, la partie sud de la France. Le département de l’Ain est à cheval sur trois zones : zone interdite en Pays de Gex, zone italienne dans le Bas-Bugey et zone non occupée pour sa majeure partie.
Le gouvernement français s’installe à Vichy. Au 10 juillet 1940, l’État français se substitue à la IIIe République et les « pleins pouvoirs » sont accordés à Philippe Pétain. Désormais, chef d’État et président du Conseil, il prône alors la « Révolution nationale ». À ses côtés, Pierre Laval s’impose comme vice-président du Conseil et il est à l’origine de la rencontre entre Hitler et Pétain, le 24 octobre 1940, en gare de Montoire (Loir-et-Cher), qui a la particularité d’être située entre deux tunnels. Le train d’Hitler pourra être rapidement mis en sécurité, en cas de nécessité.
PREMIÈRE PARTIE : L’ALLEMAGNE DEMANDE DE LA MAIN-D’ŒUVRE
Le choix de la collaboration
À Montoire-sur-le-Loir, Pétain se présente avec des demandes et des "offres de service" mais Hitler reste très évasif, ayant la France "à sa botte". Quelques jours plus tard, dans une allocution radiodiffusée, Pétain affirme s’être « rendu à l’invitation du Führer » et qu’il « entre aujourd’hui dans la voie de la collaboration. Ainsi, dans un avenir prochain, pourrait être allégé le poids des souffrances de notre pays, amélioré le sort de nos prisonniers, atténuée la charge des frais d’occupation. Ainsi pourrait être assouplie la ligne de démarcation et facilités l’administration et le ravitaillement du territoire [2] ».
En réalité, Pétain n’a rien obtenu pour une France asservie mais la "collaboration" devient une réalité dont la poignée de mains, échangée à Montoire « entre le vainqueur et le vaincu », en restera à jamais le symbole. Hitler a transféré environ 1,8 million de prisonniers français en Allemagne et il a ainsi cet atout face à toute demande française.
De la main-d’œuvre pour l’Allemagne
Ces prisonniers, majoritairement des paysans, manquent fortement à l’agriculture française qui, elle, doit répondre aux réquisitions allemandes. À l’inverse, les "affectés spéciaux", présents dans leurs usines au moment de la débâcle de juin 1940, sont restés en France. Aussi un déséquilibre s’est-il créé au sein des prisonniers emmenés en Allemagne ; un déséquilibre entre des paysans qui pourraient être les artisans de la Révolution nationale et des ouvriers plutôt perçus comme les représentants d’une République, qui a amené la défaite. Dans les cercles du pouvoir, ces faits heurtent des hommes politiques qui ne seraient pas fâchés d’un rééquilibrage où la terre prendrait, en quelque sorte, sa "revanche" sur l’usine.
Cette dialectique pervertit insidieusement les rapports entre l’État français et le Reich allemand, surtout que le premier partage, avec le second, la lutte contre le bolchevisme. Les demandes allemandes d’ouvriers français sont donc accueillies plus favorablement. Et une circulaire du 29 mars 1941 précise qu’il convient « de collaborer loyalement avec les services allemands dans leur effort pour recruter de la main-d’œuvre volontaire à destination de l’Allemagne [3] ».
Vichy reste toutefois prudent mais un événement inverse la tendance. Pierre Laval, écarté depuis seize mois, revient au pouvoir le 18 avril 1942, comme Chef du gouvernement, un titre créé pour lui. Il est un fervent partisan de la collaboration et, en mai 1942, il propose même de la main-d’œuvre française à l’Allemagne pour qu’elle remplace « ceux qui partent sur le front de l’Est [4] ».
Les contacts se poursuivent avec les autorités allemandes et Laval affirme, à la radio française le 22 juin 1942 : « Je souhaite la victoire allemande, parce que, sans elle, le bolchevisme demain s’installerait partout. (…) Ouvriers de France ! C’est pour la libération des prisonniers que vous allez travailler en Allemagne ! C’est pour notre pays que vous irez en grand nombre ! C’est pour permettre à la France de trouver sa place dans la nouvelle Europe que vous répondrez à mon appel ».
Ses volontés sont sans ambiguïté et elles sont confirmées, dès le lendemain, dans une circulaire pour inciter « les travailleurs français à accomplir ce geste de solidarité à l’égard de leurs camarades en captivité depuis deux ans. [Le gouvernement s’adresse] à ceux qui n’ont pas été appelés dans une formation militaire et ont poursuivi, souvent au lieu même de leur résidence, leur travail intérieur. (...) Cette opération de relève des prisonniers repose sur l’action des Offices du Travail français agissant en collaboration étroite avec les services allemands chargés des questions de main-d’œuvre ».
Laval se garde bien d’indiquer que l’Allemagne réclame, outre des manœuvres, 150 000 spécialistes contre la libération de 50 000 prisonniers de guerre paysans. Après cette allocution, le commissaire de police de Bourg écrit : « 50 % de la population, et notamment dans le monde ouvrier, voient une nouvelle victoire de la diplomatie allemande, tendant à annihiler notre puissance industrielle au profit de celle du Reich. Certains ouvriers redoutent que le gouvernement ne fasse fermer les usines françaises, pour contraindre les ouvriers à aller travailler dans les usines de guerre allemandes ; d’autres disent que, si l’on cesse d’envoyer des travailleurs en Allemagne, Hitler ne tardera pas à nous demander des soldats [5] ».
Et les dispositions prises sont rappelées par la Circulaire Lagardelle du 20 juillet 1942, d’Hubert Lagardelle, secrétaire d’État au Travail [6].
Des recruteurs allemands
Quelques jours plus tard, le gouvernement s’inquiète du nombre sans cesse croissant d’ouvriers français en Allemagne. Il crée « en accord avec le gouvernement allemand, le Service de la main-d’œuvre français en Allemagne dont les bureaux, pour la zone non occupée, sont installés à Lyon. Ce service a un rôle essentiellement social (phrase soulignée) ».
Et une autre instruction indique les conditions d’organisation des Bureaux d’embauche allemands : « en zone non occupée, ces derniers reçoivent, sur leur demande, une carte de circulation temporaire, valable pour la région où ils ont à exercer leur activité ». Des fonctionnaires français sont mis à leur disposition [7] ».
Pour symboliser la Relève, la gare de Compiègne est le théâtre d’une cérémonie : le croisement d’un train emmenant des volontaires avec le premier train ramenant des prisonniers. La presse est conviée pour célébrer dignement cet événement du 11 août 1942. Trois jours plus tard, le ministère de l’Information renouvelle, selon l’expression d’aujourd’hui, les "éléments de langage" [8].
Le préfet de l’Ain constate : « il n’y a que peu de départs malgré l’intense propagande faite en ce sens. La cérémonie de Compiègne n’a pas eu le retentissement attendu. (...) Dans le département, il n’y a, à ce jour, qu’une vingtaine d’engagements ». À ceux-ci, s’ajoute une liste, reçue de la préfecture du Rhône, de 49 résidents de l’Ain, dont 11 étrangers et 4 femmes, engagés et partis de Lyon entre le 28 juin et le 4 septembre 1942 [9].
Les initiatives de Vichy surviennent alors que les Alliés bombardent déjà massivement des villes allemandes, depuis février. Et « les habitants du département de l’Ain sont presque unanimement assurés de la défaite allemande ». Néanmoins, « le loyalisme à l’égard du chef de l’État reste encore vivace (...) mais sa figure prestigieuse s’éloigne du peuple [10] ». Cette attitude se vérifie lors de la venue de Pétain dans l’Ain, les 11 et 12 septembre 1942.
Du volontariat aux assignations, la loi du 4 septembre 1942
Face au faible recrutement d’ouvriers français, les autorités allemandes se font plus pressantes, en août 1942, par l’intermédiaire de Fritz Sauckel, à qui Hitler a confié les pleins pouvoirs pour mobiliser, dans les territoires occupés, de la main-d’œuvre nécessaire à leur machine de guerre. Pour préserver un rien de sa souveraineté, Vichy préfère procéder lui-même aux réquisitions par la loi du 4 septembre 1942 « sur l’orientation et la direction de la main-d’œuvre ». Tous les hommes français, aptes physiquement, pourront être « assujettis à effectuer tous travaux que le gouvernement jugera utiles dans l’intérêt supérieur de la nation ». Ce texte ambigu évite certains mots fâcheux comme "Allemagne" ou "réquisitions" mais, « cas unique en Europe occupée, c’est une loi de leur propre pays qui oblige les travailleurs à s’expatrier en Allemagne [11] ». Les ouvriers sont recensés et l’administration fixe les contributions en fonction de l’importance des entreprises. Celles-ci désignent ensuite les hommes à envoyer en Allemagne.
Cette loi a suscité des remous au sein du gouvernement et elle n’est promulguée que le 11 septembre 1942, avec la signature de Pétain. Dans l’Ain, elle fait d’abord l’objet d’une présentation, par la préfecture le 26 septembre 1942, à 21 chefs d’entreprises et à des représentants de groupements ou syndicats. Par l’opinion publique, elle est « interprétée, dans la plupart des milieux, comme l’aveu de l’échec de la "Relève" par voie d’engagements volontaires ». Les ouvriers sont hostiles, la population est très réservée mais celle-ci « est restée assez calme grâce à la surveillance active exercée dans tous les centres ouvriers et en particulier à Ambérieu où des internements ont été prononcés à titre préventif ».
Des « agissements nuisibles au relèvement du pays » s’expriment néanmoins par la diffusion de tracts, de plus en plus fréquente, à Bourg, dans les villages, dans les usines Radior, Tréfilerie-Câblerie de Bourg ou encore à Ambérieu à l’occasion de « la désignation, le 13 octobre [1942], d’un premier contingent d’ouvriers du dépôt de la S.N.C.F. pour aller travailler en Allemagne ». S’ajoute aussi et « surtout la propagande chuchotée qui demeure la plus efficace et la plus difficile à combattre ». Ensuite, « le 6 novembre à Ambérieu, une grève de protestation éclate à la Société Nationale de Construction Aéronautique du Sud-Est à l’occasion de la désignation d’un certain nombre d’ouvriers pour aller travailler en Allemagne ».
Le débarquement des Alliés en Afrique du Nord provoque l’occupation, par les Allemands, de la Zone non occupée, le 11 novembre 1942. La population de l’Ain remarque que « la différence de tenue des troupes allemandes de 1940 et des troupes actuelles n’est pas en faveur de ces dernières ». Cette extension allemande induira bientôt de nouvelles forces répressives dans la Zone Sud et l’Armée d’armistice, où certains hommes s’étaient réfugiés, est dissoute le 29 novembre 1942. Pour l’heure, « les ouvriers désignés pour la Relève semblent prêts à s’exécuter [12] ».
Malgré toutes les réticences, l’Allemagne obtient, fin 1942, ses 250 000 travailleurs et d’autres, affectés sur place, à des travaux allemands. Une note de Vichy du 11 décembre 1942 précise que « la participation du territoire non occupé ne s’est élevée qu’à 2 500 ouvriers environ. En zone occupée, au contraire, les départs s’élèvent déjà à 130 000. (...) Pour éviter une différence de traitement aussi marquée, le gouvernement a décidé de procéder, dans le plus bref délai, à l’envoi, à partir de la zone libre, de 15 000 ouvriers [13] ».
Ces ordres sont appliqués dans l’Ain avec 463 assignations au 15 février 1943, mais 114 ont été infructueuses. Des hommes ont-ils quitté leur domicile ? En outre, 66 hommes ont été déclarés "défaillants", dont 27 ont été arrêtés [14]. Un autre document indique que les départs (ouvriers spécialisés ou manœuvres ?) ont été au nombre de 316, fin février. Ces prélèvements sont vécus « comme une déportation et une déchéance » [15].
L’inquiétude grandit encore après la publication d’une circulaire gouvernementale du 2 février 1943 qui ordonne « un recensement général portant sur tous les Français et ressortissants français du sexe masculin, nés entre le 1er janvier 1912 et le 31 décembre 1921 » et de leur classement en huit catégories, selon les professions. Ensuite, « la plus scrupuleuse exactitude du recensement » sera vérifiée au moment du renouvellement des cartes d’alimentation [16]. Il s’agit aussi de rechercher les "oisifs" pour les envoyer en Allemagne.
Face à ces mesures coercitives, le préfet de l’Ain indique, le 1er février 1943, que « quelques rares prisonniers ont été rapatriés au titre de la Relève [17] ». Dans ce contexte, les "défaillants" expriment déjà une certaine forme de résistance. Ils vivent désormais dans l’illégalité, privés de toute carte d’alimentation et sous la menace d’un contrôle.
DEUXIÈME PARTIE : LE S.T.O., SERVICE DU TRAVAIL OBLIGATOIRE
L’instauration du S.T.O., Service du Travail Obligatoire
Depuis l’automne 1941, l’Allemagne s’épuise sur le front de l’Est. En mobilisant sans cesse des hommes, elle vide ses usines et le personnel doit être remplacé par des hommes réquisitionnés dans les pays occupés. Croyant toujours en la victoire d’Hitler, Vichy préfère, là encore, garder la gestion des opérations. Une nouvelle loi est élaborée, toujours en concertation avec les autorités allemandes. Le recrutement se fera par classe d’âge, comme la conscription, ancrée dans les habitudes françaises. Laval fait adopter la Loi du 16 février 1943 portant institution du service du travail obligatoire lors d’un simple conseil des ministres. Le Journal officiel la publie dès le lendemain sous la seule signature de Pierre Laval, suivie de celles de huit membres du gouvernement.
Les mesures d’application sont aussitôt lancées. Elles visent les hommes nés entre le 1er octobre 1919 et le 31 décembre 1922, ceux qui n’ont pas été concernés par un recrutement militaire à cause de la guerre. Ils doivent se faire recenser dans leur mairie avant la fin du mois de février 1943 et se présenter à la visite médicale dans les jours suivants. Des médecins ont été désignés et les règles fixées par l’administration sont strictes, en dehors de la classification des aptitudes physiques : « en principe, il ne doit pas y avoir d’inaptes ou, plus exactement, les vrais infirmes ou paralytiques mis à part, les inaptes doivent être l’exception. (...) Chaque médecin examinera en moyenne 20 sujets à l’heure ».
Il est à noter que cette loi intervient au moment où la capitulation de la VIe Armée allemande devant Stalingrad, le 2 février 1943, commence à être connue. Hitler a ainsi échoué devant les trois villes russes symboliques de l’U.R.S.S., Moscou, Léningrad et Stalingrad. Et à l’automne précédent, la Deutsches Afrikakorps a été vaincue par les Britanniques, à El-Alamein, en Égypte. Des signes peu encourageants pour recruter de la main d’œuvre !
Localement, la Milice de l’Ain s’est constituée le 28 février 1943 à Bourg-en-Bresse, dans la salle du Carillon Cinéma. Force supplétive, elle succède au Service d’Ordre Légionnaire pour traquer les opposants. Quant à la Feldgendarmerie allemande, elle est installée depuis le 6 janvier 1943, à Bourg.
Un premier contingent
Les opérations liées à la loi du S.T.O. sont rapidement organisées. Le recensement des hommes, nés entre le 1er octobre 1919 et le 31 décembre 1922, en totalise 8 085 au 3 mai 1943, puis 7 101 au 8 juillet et 7 735 au 22 août 1943 [18].
Pour l’Ain, le contingent d’hommes à envoyer en Allemagne, avant le 1er avril 1943, est fixé à 1 350 au 24 février 1943, puis ramené à 855, à choisir parmi 2 654 hommes "disponibles". Parmi les 8 085 hommes recensés, il a été déduit 378 inaptes, 3 479 agriculteurs et 1 574 hommes présents aux Chantiers de Jeunesse [19].
Une vague de protestations
Avec la proximité des départs, la loi sur le S.T.O. occupe toutes les conversations et éclipse tous les autres problèmes. Le préfet évoque même un « sujet de surexcitation, [qui peut être], exploité au moment opportun par quelques meneurs ou anciens militants extrémistes. Des incidents surgissent spontanément, sans que rien ne permette de les prévoir. C’est ainsi que quelques manifestations se sont produites dans le courant du mois de mars. (…) Il convient de signaler que ces défilés ont été accueillis favorablement par la population et que, surtout, l’élément féminin semblait encourager cette forme de contestation [20] ».
En dehors des multiples distributions clandestines de tracts émanant des Mouvements Unis de la Résistance (M.U.R.) ou des Forces Unies de la Jeunesse (F.U.J.), des manifestations bruyantes ont été initiées. Déjà, le 4 mars, vers midi 30, à Tenay, une trentaine de jeunes gens ont défilé de la gare jusqu’au centre de la ville derrière un étendard rouge. Ils ont chanté (…) et répété sur l’air des lampions ʺNous n’irons pas en Allemagneʺ ». Le lendemain, à Bellegarde, « les jeunes gens recensés ont manifesté un profond mécontentement. Après avoir circulé en bande dans les rues, ils ont crié sur l’air des lampions ʺEn Allemagne, nous n’irons pasʺ. Le maire de cette ville a dû faire fermer les cafés pour éviter de donner de l’ampleur à cette mauvaise humeur profonde ».
À Ambérieu, le 7 mars, « dans les cafés, dans les rues, les jeunes gens, objets du recensement se rassemblent et déclarent à haute voix qu’ils n’iront pas en Allemagne. Les uns annoncent qu’ils se cacheront dans les bois, les autres qu’ils s’engageront à la campagne ou qu’ils partiront à l’étranger, en Suisse ou en Espagne, pour échapper à ce départ en Allemagne ».
À Oyonnax (date non précisée), « en l’espace de quelques minutes, un défilé de 2 000 à 3 000 personnes se constitua, la foule débordant le service d’ordre, dont l’effectif n’était pas suffisant pour la contenir, s’écoula à travers les rues de la ville, heureuse de pouvoir crier impunément les sentiments qui l’animaient ». Est-ce cette manifestation qui est évoquée ci-après ? « Dans la nuit du 19 au 20 mars, entre une heure et deux heures du matin, il a été procédé à l’arrestation des dix meneurs de la manifestation, qui avait eu lieu contre la Relève à Oyonnax, dans la journée du 16 courant [21] ».
Au sein de la Résistance, les Forces Unies de la Jeunesse (F.U.J.) diffusent un tract à l’intention de leurs camarades désignés pour partir [22] : « Formez avec un ou deux camarades une petite équipe. Désignez un chef. Quittez votre famille comme si vous partiez vraiment. Fuyez dans la campagne en évitant les grandes lignes de chemin de fer, les grandes routes. Unissez les paysans à votre action. Louez-leur vos bras en échange d’un morceau de pain et d’une botte de paille. Faites appel à leur solidarité. Personne à l’heure actuelle ne saurait dire non. Faites des coups de main contre les convois allemands. Cherchez à vous armer pour pouvoir vous défendre. Jeunes, le départ, c’est la mort dans la lâcheté. (...) ».
Bellegarde, le 21 mars 1943
Le 20 mars 1943, deux gendarmes de la brigade de Bellegarde découvrent, en divers points de la ville, des affiches manuscrites fraîchement apposées (voir la photographie ci-après). Ils écrivent leur rapport le lendemain.
« Toutes les affiches furent immédiatement enlevées ou déchirées et trois de celles-ci ont pu être rapportées intactes à la brigade. (...) D’accord avec le maire et le commissaire spécial de Bellegarde, il fut convenu qu’un service d’ordre discret serait effectué le dimanche 21 mars. Dès la tombée de nuit, des patrouilles furent effectuées à proximité du monument aux morts où devait se dérouler la manifestation et dans les différentes artères de la ville. La nuit se passa sans incident.
Le 20 mars, à 12 heures le lieutenant allemand, commandant les troupes d’opérations, se présenta au commandant de brigade, porteur d’une affiche trouvée par ses hommes. Il demanda qu’un service d’ordre sérieux soit organisé le dimanche 21, afin d’interdire cette manifestation. Il insista pour que la police française fasse tout le nécessaire à seule fin que ses hommes n’aient pas à intervenir. (...) Il apparut nécessaire de demander un renfort de 6 gendarmes.
Dès le matin du dimanche 21, des patrouilles furent effectuées dans la ville et une surveillance faite près du monument aux morts. Jusqu’à 11 heures, le calme complet régna. Ce n’est qu’après la sortie de l’office religieux qu’un nombre d’environ 500 à 600 personnes, notamment des femmes, chercha à se grouper dans l’intention évidente de manifester devant le monument aux morts.
La foule fut malgré tout contenue par les gendarmes du service d’ordre et, à 12 heures 30, le calme était rétabli. (...) Dans l’après-midi, plusieurs patrouilles furent exécutées mais il n’y eut aucune autre tentative de manifestation et, à 19 heures, le service d’ordre était levé. (...) Il est à signaler que pendant toute la durée de ces événements, aucun incident ne s’est produit entre la population et les troupes d’opération qui, d’ailleurs, n’intervinrent pas [23] ».
Bourg-en-Bresse, le train du 22 mars 1943
De nombreux départs sont programmés dès le mois de mars, dont un le 22 mars 1943, de Bourg, pour l’ensemble des classes concernées par le S.T.O.. Parmi les 855 hommes désignés, environ 550 ont signé leur assignation au 19 mars 1943. À ce moment-là, les services savent que le nombre de défaillants sera de 300 environ. Le Bureau de placement allemand demande que des convocations soient lancées jusqu’au comblement de ce déficit. Les efforts restent vains et seuls 506 hommes se présentent en gare. Malgré un service d’ordre composé de trois pelotons de gendarmerie, les événements ne se déroulent pas dans le calme. Ils sont décrits par trois rapports simultanés.
Le commissaire de police de Bourg-en-Bresse a constaté que, « devant la gare de Bourg, sur la cour extérieure, 350 à 450 jeunes gens stationnaient en attendant de pouvoir entrer dans la gare même où s’effectuait une opération de contrôle. Derrière le barrage fermé par les gendarmes, à hauteur du bureau de l’octroi et du poids public, se trouvait une foule qui peut être évaluée entre 750 et 900 personnes.
Dans ces deux groupes, un certain énervement se manifestait. Pendant une heure environ, des cris hostiles contre le gouvernement se sont élevés ʺLaval au poteau - Vive de Gaulle - Ne partez pasʺ. Des cris grossiers contre M. le Préfet ont été prononcés. Des chants séditieux ont été entonnés. ʺL’Internationale - La Marseillaiseʺ ont également été chantées. Également, les manifestants ont crié ʺHitler au poteauʺ ; cela une seule fois, pendant 2 ou 3 minutes, ainsi que ʺLéningradʺ et ʺStalingradʺ sur l’air des ʺlampionsʺ.
À deux reprises différentes, j’ai essayé, sans succès, de faire comprendre à la foule qu’elle n’avait aucun intérêt à agir de la sorte, au contraire, que cela ne pourrait qu’attirer des inconvénients pour la population.
Cette effervescence allant en augmentant, la foule chercha à rompre le barrage mais ne put y parvenir. Les officiers, commandant les forces de gendarmerie, réussirent même à repousser la foule et à la faire évacuer. Cette opération était en cours d’exécution, lorsqu’à ce moment, un groupe de soldats allemands (une quinzaine), casqués et armés, fit irruption sur la place. Il était environ 22h45.
Juste au moment de leur arrivée, il est certain qu’au moins un coup de feu a été tiré par eux, certainement pas sur la foule. Coup de semonce peut-être ? Leur venue et leur manière de procéder avec force, bourrades, coups de botte, armes à la main, ont suffi pour qu’instantanément le vide se fît. La place a été déblayée en peu de temps, quelques minutes. À ma connaissance, aucune personne n’a été blessée pendant cette intervention.
500 jeunes gens environ ont pris le départ. Lorsque le train s’est ébranlé, les mêmes cris et chants se sont élevés, mais cela n’a duré que quelques instants. Pas d’autres incidents en ville ».
Le commissaire des Renseignements généraux rapporte les mêmes faits et ajoute : « le train est parti vers 23h15. Ce train a dû s’arrêter plusieurs fois par fonctionnement du signal d’alarme, actionné sur deux wagons, une première fois à 23h45. Il y eut, à ce moment, coupure entre des wagons. Le train est reparti à 0h10. Deuxième arrêt à 0h18, le train est reparti à 0h27.
Un troisième arrêt a eu lieu en gare de Saint-Étienne-du-Bois. Les services de la gare ont alors coupé tous les freins à air. Pendant l’arrêt en gare et aux arrêts précédents, des vitres ont été brisées dans les différentes voitures et, dans la gare de Saint-Étienne-du-Bois, diverses pancartes ont été détériorées et le train, coupé de la locomotive. Après le départ de la gare de Saint-Étienne-du-Bois, à notre connaissance, aucun incident ne s’est produit ».
Un troisième rapport est d’une tout autre tonalité. Le capitaine de gendarmerie reconnaît « quelques poussées, des cris et quelques chants » mais, pour lui, les familles « étaient calmes, dans une atmosphère empreinte de tristesse » et « les jeunes gens se sont conformés très calmement et avec beaucoup de discipline aux opérations d’embarquement [24] ».
Bourg-en-Bresse, le vol des fichiers S.T.O.
La volonté de lutter contre le S.T.O. s’exprime aussi à travers un double cambriolage. « Dans la nuit du 18 au 19 mai, un vol de documents à caractère politique a été commis dans les bureaux de l’Office départemental du Service Obligatoire du Travail [25], 3 , rue de la Caserne à Bourg. 25 à 30 kilos de fiches environ ont disparu. (...) Pour commettre leur vol, le ou les cambrioleurs ont escaladé un mur bordant la rue Saint-Antoine, haut de trois mètres environ, manœuvre qui leur a permis de se rendre dans une petite cour située derrière les services de l’Office départemental du Travail.
Ils ont ensuite brisé une vitre et, après avoir fait jouer l’espagnolette de la fenêtre donnant sur une dépendance du bureau cambriolé, ils ont pu opérer rapidement, les dossiers volés n’avaient pas été rangés dans des meubles ayant des fermetures de sécurité. Les traces d’éraflures, laissées contre le mur au cours de l’escalade font supposer que les cambrioleurs devaient être plusieurs. (...)
Le double des documents volés ayant été transmis à Lyon, il n’y aura aucune perturbation ni aucune conséquence à la suite de ce vol. Le ou les auteurs de ce vol sont inconnus. D’actives recherches sont faites en vue de les découvrir ».
Deux jours plus tard, le 21 mai 1943, un rapport indique que « ce jour, entre 12 heures et 13 heures 30, un ou des individus se sont introduits dans le bureau du Service du Travail Obligatoire. (...) De nombreux documents ont disparu ».
L’enquête est aussitôt conduite avec l’aide du Service régional de Police de Sûreté et, dès les 24 et 25 mai, sept hommes, de 18 à 24 ans, sont arrêtés, dont deux employés de l’Office départemental et cinq membres des Forces Unies de la Jeunesse (F.U.J.), une organisation liée aux Mouvements Unis de la Résistance. Sept autres hommes des F.U.J. sont arrêtés le 28 mai. Le 23 juin, 12 des 14 hommes sont condamnés à des amendes de 60 à 300 francs et à des peines de prison avec sursis, de 4 à 8 mois, pour vol, complicité de vol et « tenue de réunions politiques privées sans autorisation [26] ». Malgré toute son audace, ce double vol n’entrave guère l’action du S.T.O. car une circulaire du 24 février 1943 prévoyait l’envoi d’un double des listes à la direction régionale.
Les départs se poursuivent. À la suite de nouvelles pressions allemandes, le 31 mai 1943, tous les hommes de la Classe 1942 (hommes nés en 1922) sont convoqués, par canton, à des réunions regroupées en six lieux, du 2 au 7 juin 1943.
En outre, le gouvernement tente d’atteindre ses objectifs et décide que « 240 000 hommes doivent être prélevés parmi les travailleurs du commerce, de l’hôtellerie, de la banque, de l’assurance, etc... n’appartenant pas aux trois classes astreintes au Service du Travail Obligatoire [27] ». Les départs pour le S.T.O. sont de 515 hommes (dont 404 nés en 1922) en juin, 162 en juillet et 148 en octobre 1943. Aucun départ n’est relevé pour les mois de septembre, novembre et décembre 1943 [28].
Partants ou non-partants ?
Depuis le début du mois de mars 1943, des hommes requis vont travailler essentiellement dans des usines en Allemagne mais quelques-uns sont dirigés vers les chantiers de l’Organisation Todt, du nom du créateur, en 1938, de ce complexe paramilitaire, plus connu sous le nom de Mur de l’Atlantique. Même si Fritz Todt décède dans un accident d’avion en février 1942, le projet est poursuivi. En France, dès 1941, la façade maritime, de la Mer du Nord à la côte basque, est équipée de batteries d’artillerie et d’un système élaboré de défense et d’abris pour la marine allemande. Après l’occupation de la zone Sud, le dispositif est étendu à la côte méditerranéenne.
Pour son édification, l’Organisation Todt recrute de la main-d’œuvre par le volontariat, par le dispositif S.T.O. et par d’autres réquisitions, comme auprès des travailleurs étrangers ou des réfugiés espagnols. Au 7 mai 1943, une liste de 18 Israélites français et 31 étrangers est dressée pour envoyer ces hommes à l’Organisation Todt de Marseille. Ils ne que sept à partir et les Allemands demandent que les inaptes soient « reconvoqués pour subir une contre-visite devant un médecin militaire allemand [29] ».
Combien d’hommes obéissent ou ont obéi aux ordres de réquisition ? La tâche de l’administration est difficile car les défections interviennent à tout moment, d’avant la réquisition jusqu’après le départ du train. Elle classe les défaillants en deux catégories : les "insoumis" et les "réfractaires". « L’insoumis est l’homme qui, appartenant aux classes astreintes au S.T.O., n’a jamais été recensé et ne s’est jamais fait connaître des services compétents. Le réfractaire et celui qui, appartenant aux mêmes classes et ayant été recensé, s’est dérobé ultérieurement aux convocations ou aux ordres qui lui ont été adressés ».
Un nouveau contingent de départs, pour l’Ain, est fixé à l’issue d’une « conversation tenue le 11 juin avec les représentants du bureau de placement allemand [30] ».
Un bilan est dressé à cette période. La 1ère tranche prévoyait l’envoi de 855 hommes avant le 1er avril. Après 1 375 assignations établies, 571 hommes, dont 212 spécialistes, sont partis pour l’Allemagne et 459 défaillants ont été relevés sur une liste alphabétique.
La 2e tranche prévoit 1 650 hommes à fournir avant le 1er juillet 1943. Au 17 juin 1943, après 3 769 assignations, 298 départs ont été constatés pour l’Allemagne et 138 (sur 260) pour l’Organisation Todt. Au 22 août 1943, 995 hommes au total sont partis, 344 seraient en instance de départ et 1 419 défaillants certains sont décomptés [31].
À l’automne 1943, les rapports des Renseignements généraux évoquent d’abord que, le « 20 octobre, six Italiens sont partis en Allemagne » puis « le 3 novembre, 13 Italiens ont été dirigés sur Calais pour être mis à la disposition de l’Organisation Todt ».
« Par suite de l’arrêt momentané des départs réguliers pour l’Allemagne, le gouvernement a donné la facilité aux jeunes gens insoumis ou défaillants, de faire régulariser leur situation et de recevoir une affectation en France (...). Il semblait a priori qu’une telle mesure dût inciter ces jeunes gens à profiter de cette clémence. Or, les premiers résultats obtenus ne semblent pas la justifier. Le 1er octobre 1943, le fichier indiquait 309 insoumis et 1 406 défaillants, soit 1 715 personnes. Or, 33 de ces irréguliers se sont présentés, soit 2 % ».
Au 21 janvier 1944, ils sont 375 à avoir régularisé leur situation [32] ».
Une population bienveillante
L’instauration du S.T.O. a été accueillie avec des sentiments divers, comme le montre ce florilège de citations, extraites de différents rapports, qui, là, n’évoquent que des "défaillants" [33]. Dans les centres urbains, « beaucoup s’efforcent de soustraire leurs enfants à leurs obligations en les transformant en agriculteurs ou en s’ingéniant à leur trouver une maladie ou une infirmité qui retardera leur départ (24 mars 1943) ». « Toutefois, une partie de la population semble y voir une mesure arbitraire favorisant les cultivateurs au détriment des ouvriers (24 avril 1943) ».
« La population montre toujours plus d’hostilité à l’égard du gouvernement et de la politique de collaboration. (…) la Relève et le S.T.O. sont certainement pour beaucoup dans ce nouvel état d’esprit (25 juin 1943) ». « Quoi qu’il en soit, les défaillants trouvent, auprès de la majeure partie de la population, des concours complaisants (24 juin 1943) ». « On ne critique plus mais on cherche, par tous les moyens, à se soustraire aux obligations du S.T.O. (25 juillet 1943) ». « De plus en plus hostile, la population contribue, par l’aide qu’elle apporte aux jeunes réfractaires, à limiter l’application de cette mesure qu’elle considère comme une déportation massive (25 septembre 1943) ». « Cent jeunes étaient convoqués à la visite médicale le 6 octobre, les trois quarts ne se sont pas présentés (9 octobre 1943) ».
Des responsables notent que le S.T.O. est préjudiciable au département et à la France. « L’industrie se ressent de plus en plus du manque de main-d’œuvre et de matières premières (24 juin 1943) ». « Certains jeunes ne répondent pas aux ordres et ne continuent pas à exercer leur emploi. La main-d’œuvre est ainsi perdue pour tout le monde (21 septembre 1943) ».
Toujours en signe de soutien, « quelques attentats ont été dirigés contre certaines personnes qui avaient, dit-on, facilité la recherche de défaillants du Service du Travail Obligatoire (24 juin 1943) ».
À la recherche des défaillants, en montagne...
La recherche des insoumis ou réfractaires est confiée à la police ou à la gendarmerie mais elle « s’effectue avec mollesse et les résultats se révèlent de moins en moins satisfaisants. Les procès-verbaux de ʺnon découverteʺ cachent d’ailleurs mal le manque d’empressement de ces fonctionnaires (27 avril 1943) ». Leur situation est compréhensible.
Avant-guerre, les gendarmes vivaient au sein de la société rurale et ils savent que, désormais, sous ce régime de Vichy fait de restrictions, tout excès de zèle pourrait provoquer des réactions plus ou moins violentes. Au contraire, un peu de compréhension peut leur valoir un "petit quelque chose", disponible dans une ferme, mais moins pour des fonctionnaires ne disposant que de leur salaire et de leurs multiples tickets de rationnement. Face aux pénuries, la population vit aussi de menus échanges de services pour se nourrir ou se vêtir, bien loin d’un "marché noir" immoral, qui existe toutefois.
Le manque d’empressement des gendarmes a son revers car « l’inefficacité à peu près totale de la recherche des défaillants a provoqué un vif mécontentement dans les familles des jeunes gens qui se sont soumis (26 mai 1943) ». À l’inverse, un Mouvement national contre le Racisme (Zone Sud) diffuse un tract « Aux magistrats, à la police, tous les fonctionnaires des administrations civiles », signé le 26 août 1943, pour les inviter à ne pas être « les complices des assassins [34] ».
Pendant ce temps, les réfractaires, de plus en plus nombreux, "s’égaillent" dans la nature et cherchent des refuges, parfois au-delà des frontières départementales. Les regroupements inhabituels, dans des lieux reculés, deviennent suspects et les partisans du régime les signalent aux forces de l’ordre. Ainsi, « le 26 mars 1943, une opération de police a été effectuée en vue d’appréhender un groupe de jeunes défaillants à la loi du 16 février 1943, signalés comme s’étant rassemblés à la ferme ʺReversʺ, commune de Sonthonnax-la-Montagne. Trois pelotons de gendarmerie ont été requis à cet effet. Ces derniers ont découvert et mis en état d’arrestation, pour être conduits au Fort de Paillet à Lyon : le chef de groupe, 7 chefs d’équipe, 2 jeunes défaillants ». Quelques jours plus tard, « un informateur digne de foi, désirant garder l’anonymat, [signale] qu’il existerait encore au hameau de Chougeat, commune de Matafelon, une grotte où sont actuellement réfugiés six ou sept jeunes gens dissidents du Service Obligatoire en Allemagne ».
Ailleurs, « les défaillants de Bellegarde et des communes environnantes, auxquels se sont joints quelques isolés, se sont en grande partie réfugiés dans la chaîne montagneuse se trouvant à l’ouest de Bellegarde. Ils sont actuellement cantonnés, au nombre d’une soixantaine, dans les bois et propriétés situés sur le versant est de cette montagne bordant le Plateau de Retord [35] ».
« Le 11 août [1943], une opération de recherches sur le Plateau de Retord, ayant été organisée par le sous-préfet de Nantua, nous collaborâmes avec la police de Sûreté, la Sécurité publique d’Oyonnax et un groupe de G.M.R. [Groupes Mobiles de Réserve] de Lyon ».
Fin août 1943, une « organisation communo-gaulliste » de soutien aux réfractaires, composée de 36 individus, est découverte à Saint-Rambert-en-Bugey mais la police française ne recueille pas « des éléments suffisants pour donner à cette affaire une suite judiciaire ». Par contre, des membres ont été arrêtés par la police allemande.
Le 28 octobre 1943, les Renseignements généraux signalent trois « foyers de réfractaires » sur les Monts de l’Ain dominant Nantua (environ 50 réfractaires), dans les hameaux de Matafelon (environ 100) et sur le Plateau de Retord (environ 100). « Ils sont organisés par groupes et dirigés par des chefs. Ces jeunes gens ne vivent pas tous ensemble ; ils sont au contraire dispersés par sous-groupements. Très mobiles, les campements de ces faibles unités ne sauraient être situés avec précision. Le ravitaillement semble être fourni par des fermiers de la région [36] ».
... et en plaine, du côté de Châtillon - Pont-de-Veyle
Les renseignements obtenus après l’arrestation de "terroristes" à Perrex, près de Vonnas, le 29 août 1943, laissent supposer « un rassemblement probable de jeunes gens dans les bois d’Illiat », d’une superficie d’environ mille hectares, à sept kilomètres au Nord-Ouest de Châtillon-sur-Chalaronne. Les brigades de gendarmerie de Vonnas, Châtillon et Thoissey se livrent aussitôt à des investigations.
« Il est à peu près sûr que ce rassemblement existe. Toute la population environnante semble être au courant du lieu exact et de son importance mais toutes les personnes interrogées observent un mutisme complet. Les personnalités locales elles-mêmes, maires, légionnaires, se dérobent et disent ne rien savoir. Pourtant, ces jeunes gens sont ravitaillés, semble-t-il, en partie par les fermes situées à proximité du bois et par des comparses venant des localités voisines. (...) De nombreux jeunes gens de Vonnas, Biziat, Saint-Julien, Chaveyriat, etc. sont défaillants au S.T.O. Il y a de grandes chances pour qu’ils fassent partie du rassemblement d’Illiat et pour qu’ils soient ravitaillés par leurs familles. Pour cela, les équipes sont obligées de franchir le chemin G.C. 2 et le point de passage serait situé vers le Logis de la Mitaine, entre Pont-de-Veyle et Châtillon, près de Sulignat. Des embuscades de nuit seront tendues vers ce point [37] ».
Menacés, ces réfractaires se réfugient dans des fermes avant de rejoindre les camps de Granges et Cize, dans la vallée de l’Ain. Par la suite, des groupes de maquisards s’installent dans ces mêmes bois en avril et mai 1944, puis en juin et juillet 1944 [38].
Les moyens sont renforcés pour traquer les défaillants. Ces derniers sont de plus en plus pris en charge par la Résistance, dont les éléments sont des ʺterroristesʺ aux yeux des forces répressives de Vichy et de l’occupant. Cette dénomination n’est pas sans conséquence en cas de "capture", les "terroristes" ne bénéficiant pas de la protection dédiée aux prisonniers. Ce « renforcement du dispositif de sécurité contre le terrorisme est une mesure qui a été accueillie avec froideur par le public ».
La lutte s’intensifie au point que les autorités jugent qu’un « rapprochement est établi entre les méthodes employées actuellement par les rebelles au S.T.O. et celles qu’affectionnaient les bandes de pillards des XVIIe et XVIIIe siècles [39] ».
Cette comparaison dit tout du climat qui règne alors dans le département en cet automne 1943. La Résistance est bien présente par de multiples actions et son "point d’orgue" est le défilé du 11 novembre 1943, à Oyonnax. L’Ain connaît d’autres manifestations, un peu similaires, en cette journée de l’espoir et du souvenir avec, partout, le même message déposé : « les vainqueurs de demain aux vainqueurs de 1914-1918 ».
Travailler en Allemagne
Pendant ces événements, des hommes du département travaillent en Allemagne. Certains sont partis par crainte d’éventuelles représailles contre des membres de leur famille. Peut-être cette rumeur était-elle volontairement entretenue par le régime de Vichy ?
Ce dernier donne des instructions pour les partants : « vous aurez à emmener en Allemagne les habits nécessaires pour le travail, des sous-vêtements chauds, de bonnes chaussures, si possible deux paires de draps et deux taies d’oreillers, carte d’identité (avec photo), références de travail (certificats, etc.), un couvert de table (cuiller, fourchette, etc.), un gobelet. (...) Apportez des provisions pour deux jours de voyage. (...)
En Allemagne, vous gagnerez suffisamment pour pouvoir envoyer régulièrement à votre famille une partie importante de votre salaire. (...) N’oubliez pas, que sans vos envois d’argent, votre famille n’aurait pas de moyens d’existence. (...)
Vous aurez droit à un congé payé. (...) Le voyage aller et retour du lieu de votre travail à la frontière sera à la charge de l’entreprise. Si vous êtes marié, vous aurez ces droits après 6 mois de travail en Allemagne ; si vous êtes célibataire, ils vous seront acquis après un an [40] ».
Après leur première permission, bien des hommes ne sont pas repartis. Alors, les entreprises allemandes prétextaient ces non-retours pour ne plus accorder de congés.
La France de Vichy tente de leur apporter une aide morale par une publication régulière, des rencontres sportives ou culturelles, voire des foyers. Une Association nationale des Amis des Travailleurs français en Allemagne est créée et organise, à l’automne 1943, le Concours de la plus belle lettre.
À l’automne 1943, l’administration encourage la création de comités d’entraide en faveur des travailleurs employés en Allemagne et leur regroupement par canton. Le dispositif peine à se mettre en place et les derniers comités sont constitués en juin 1944.
L’année 1944
Les recrutements S.T.O. ont cessé à la fin de l’année 1943 mais ils reprennent timidement en janvier avec le départ de 7 hommes en janvier puis 69 en février. Les Allemands exigent un nouveau contingent de 855 000 travailleurs et, par la loi du 1er février 1944, le recrutement s’étend « aux hommes de 16 à 60 ans et les femmes de 18 à 45 ans (...) [mais cette] nouvelle réglementation fait l’objet de vives critiques de la part du public. On émet un doute quant au terme "dans l’intérêt supérieur de la Nation" ». Les départs sont au nombre de 159 en mars, 85 en avril et 36 en mai [41]. Le recensement de la Classe 1944 (hommes nés en 1924) est réprouvé par l’opinion publique.
Beaucoup refusent de partir et, avant même sa promulgation, la loi du S.T.O. a poussé de nombreux hommes à grossir les rangs de la Résistance. « Si l’on en juge au nombre d’attentats commis, on peut en déduire que l’activité communo-gaulliste se poursuit à un rythme régulier et se traduit plus particulièrement par des attentats contre les personnes et le matériel. Il semble que le stade de la propagande a laissé place au stade de l’action proprement dite [42] ».
Dans les heurts entre maquisards et troupes d’occupation, la présence de réfractaires est parfois signalée : « le 2 février 1944, vers 17h30, à Ruffieu, un détachement de l’armée allemande, composé de quatre camions, une voiture légère et un side-car, a été attaqué par des réfractaires à l’angle des routes du col de la Rochette, d’Hotonnes et de Brénod. Il y a eu sept morts parmi les réfractaires. On ignore s’il y a des victimes du côté allemand [43] ».
La lutte devient de plus en plus meurtrière et les Maquis de l’Ain subissent trois assauts, en février, avril et juillet 1944, sans rompre. Des fermes sont incendiées, des civils sont déportés ou fusillés. Vichy a encore appelé davantage de collaborationnistes et « l’activité de la Milice française départementale prend de plus en plus de force depuis l’avènement du Chef Darnand à un poste officiel important au sein du gouvernement ». La Milice « effectue certaines opérations qui, jusqu’à ce jour, étaient du ressort de la police ».
Partout, les victimes sont nombreuses. « Le 2 avril, une Croix de Lorraine et une gerbe (...) ont été déposées par des inconnus sur la tombe d’un réfractaire, tué au cours d’un engagement avec les forces du G.M.R., inhumé au cimetière d’Oyonnax. Les mentions suivantes figuraient sur deux plaquettes en carton : M.U.R. et A.S. Les Maquis du Jura et de l’Ain à leur camarade lâchement assassiné par les G.M.R. La personne qui préviendra la police ou touchera à cette gerbe aura des comptes au rendre au Maquis [44] ».
Les Alliés arment la Résistance qui procède à de nombreux pillages en cartes d’alimentation, tabac, carburant, vêtements ou victuailles pour survivre.
Le débarquement tant espéré se produit le 6 juin 1944 en Normandie et, partout, il s’accompagne de journées de violence. La Résistance voit arriver un nouvel afflux d’hommes mais quelques autres partent encore pour l’Allemagne, 20 en juin et 4 en juillet. Les combats se poursuivent, Paris est libéré le 25 août 1944 et, après d’ultimes combats, les Allemands se retirent de Bourg et de l’Ain dans la nuit du 3 au 4 septembre 1944.
L’après-guerre
Strasbourg est libéré le 23 novembre 1944 mais les Allemands résistent à Colmar. Ils lancent une offensive le 31 décembre 1944. Une contre-offensive est déclenchée le 20 janvier 1945 et Colmar est libéré le 2 février. À partir du 15 mars 1945, les Alliés développent une nouvelle offensive généralisée et franchissent la frontière le 19 mars 1945.
Au fur et à mesure de leur avancée, ils libèrent les Français détenus en Allemagne, à divers titres. Les S.T.O. retrouvent la liberté et peuvent rentrer dans leurs foyers. Dans l’Ain, après-guerre, ils sont 2 518 anciens S.T.O. à être recensés, dont 65 décédés ou disparus [45].
Les anciens du S.T.O. sont d’abord dénommés Déportés du travail mais, dans la "guerre mémorielle", ce titre est violemment contesté par les déportés politiques et les résistants. Finalement, ils deviennent, selon la loi du 14 mai 1951, des Personnes contraintes au travail en pays ennemi (P.C.T.). Aussi ont-ils droit, en tant que victimes de guerre, aux avantages d’ordre social dispensés par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (O.N.A.C.V.G.) mais, vilipendés, ils sont toujours restés discrets sur leur destinée, même au sein de leur famille, aujourd’hui au regret de leurs descendants.
Tous ne demandent pas leur carte et le registre des Archives départementales compte 1 412 attributions de cartes et 82 refus. En 1985, les réfractaires n’étaient que 1 314 à s’être fait connaître auprès de l’O.N.A.C.V.G., dont 90 demandes classées sans suite [46].
Rémi Riche
Mars 2023
Vol des fiches S.T.O. à Bourg-en-Bresse en mai 1943
Avec la collaboration d’André Abbiateci, Annie Bizet, Claude Brichon, Maurice Brocard, Martine Cividin, Jacqueline Cordier, Cécile Gerbe-Servettaz, Anne-Sophie Gomez, Gyliane Millet, Michelle Pomathios, Raphaël Spina, Séverine Champonnois, Médiatrice culturelle au Musée de la Résistance et de la Déportation de Nantua, Rémi Fourche, directeur du Musée de la Résistance et de la Déportation en Ardèche et le personnel d’accueil aux Archives départementales de l’Ain.
Sources :
Archives départementales de l’Ain.
Bibliothèque municipales de Lyon Part-Dieu.
SPINA Raphaël. Histoire du STO. Perrin. 2017.
MARCHETTI Stéphane. Affiches 1939-1945 Images d’une certaine France. Édita. 1982.
Péronnas 1939-1945. Péronnas Animation et Culture. 1995.
Pour l’évocation du combat de Ruffieu du 2 février 1944 :
https://www.maquisdelain.org/article-combat-de-ruffieu-le-2-fevrier-1944-68.html
Photos
[1] Communiqué du maire. A.D. Ain. 180W636.
[2] Source : I.N.A., Institut National de l’Audiovisuel.
[3] A.D. Ain. 180W528. Le secrétaire d’État au Travail est alors René Belin, né en 1898 à Bourg-en-Bresse, hébergé durant deux ans à l’Orphelinat de Seillon, secrétaire de la CGT de septembre 1933 à mai 1940.
[4] Sa lettre du 12 mai 1942 à Ribbentrop, ministre nazi des Affaires étrangères. Citée par Raphaël Spina. Histoire du STO. 2017.
[5] Rapport du 26 juin 1942. 180W103.
[6] A.D. Ain. 180W528. René Belin a quitté le gouvernement à l’arrivée de Pierre Laval.
[7] Circulaires des 25 juillet et 3 août 1942. A.D. Ain. 180W528.
[8] Note d’orientation du 14 août 1942. A.D. Ain. 719W10.
[9] Rapport du préfet au ministère du 4 septembre 1942. A.D. Ain. 180W103. Liste en 180W528.
[10] Extraits du rapport du préfet au préfet de région du 2 septembre 1942. A.D. Ain. 180W103.
[11] Raphaël Spina, ouvrage cité, page 79.
[12] Extraits des rapports du préfet des 24 octobre, 24 novembre et 23 décembre 1942. A.D. Ain. 180W103.
[13] A.D. Ain. 180W528.
[14] A.D. Ain. 180W538
[15] A.D. Ain. 719W10 et 5, 180W104.
[16] A.D. Ain. 719W10.
[17] A.D. Ain. 180W104.
[18] A.D. Ain. 180W541.
[19] Les Chantiers de la Jeunesse française naissent officiellement le 31 juillet 1940 et deviennent une institution d’État par la loi du 18 janvier 1941. Chaque citoyen français âgé de 20 ans résidant en zone non occupée a l’obligation d’effectuer un stage de 8 mois dans les Chantiers. Source : Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon.
[20] Rapport du préfet du 26 mars 1943. A.D. Ain. 180W104.
[21] Extraits des rapports des Renseignements généraux de Bellegarde des 8 et 22 mars 1943. A.D. Ain. 180W104.
[22] A.D. Ain. 180W248.
[23] A.D. Ain. 180W248
[24] Les trois ont été rédigés le 23 mars 1943. A.D. Ain. 180W114.
[25] Sic. C’était la première dénomination mais l’acronyme S.O.T. était plutôt malvenu.
[26] Les divers éléments de ce vol sont archivés dans le dossier 719W11 des A.D. Ain. Ce vol est parfois attribué à la "Résistance Lalande’’ mais aucun document ne valide cette hypothèse.
[27] A.D. Ain. 180W530.
[28] D’après les relevés. A.D. Ain. 719W10.
[29] A.D. Ain. 180W480.
[30] Les Allemands souhaiteraient 1 840 hommes. A.D. Ain. 180W531.
[31] A.D. Ain. 180W 528 et 541.
[32] Rapports du directeur de l’Office départemental du Travail, les 19 novembre 1943 et 21 janvier 1944. A.D. Ain. 180W105 et 106.
[33] A.D. Ain. 180W104 et 105.
[34] A.D. Ain. 180W248.
[35] Rapports des 24 avril, 7 avril et 17 juin 1943. A.D. Ain. 180W104, 247 et 114.
[36] A.D. Ain. 180W247.
[37] Rapport de gendarmerie du 4 septembre 1943. A.D. Ain. 180W247.
[38] Enquête du 22 juillet 1944, Saint-Julien-sur-Veyle. A.D. Ain. 180W508.
[39] Rapports des Renseignements généraux du 25 août, 25 septembre et 9 octobre 1943. A.D. Ain. 180W105.
[40] Instructions. A.D. Ain. 180W532.
[41] D’après les documents du dossier 719W10. A.D. Ain.
[42] Extraits du rapport des Renseignements généraux du 6 février 1944. A.D. Ain. 180W106.
[43] Voir le récit de Raymond Golin, survivant. Lien en fin de chronique.
[44] Divers rapports. A.D. Ain. 180W106.
[45] A.D. Ain. 719W58.
[46] A.D. Ain. 719W58.